LES GRANDS TEXTES DE LA CABALE


Pratiques religieuses et efficacité théurgique dans la cabale, des origines jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, tel est le sujet d'étude de cet ouvrage. Première monographie entièrement consacrée à la signification et à la fonction des observances religieuses (ta'amé ha-mitsvot), ce livre rassemble en traduction française les écrits d'une centaine de cabalistes, présentés et expliqués dans l'ordre chronologique, école par école, auteur par auteur.      Un des apports les plus originaux des cabalistes a été le développement d'une pensée de la pratique et des Ïuvres qui attribue à celles-ci un pouvoir sur la création et sur le monde divin, pouvoir si extraordinaire qu'il est même capable de « faire Dieu ». Les systèmes de pensée élaborés par les cabalistes pour rendre compte de cette puissance des actes des hommes se sont déployés en mêlant certains concepts issus du néoplatonisme tardif et de sa théurgie aux croyances bibliques et aux exégèses rabbiniques anciennes. Cette fusion entre certains aspects de la pensée des derniers philosophes de la fin de l'Antiquité et de la tradition juive a été d'une très grande fécondité puisqu'elle a suscité une immense littérature qui s'est proposé d'élucider les « secrets de la Torah ». Cette part essentielle de la pensée juive, très souvent ignorée et parfois même rejetée comme intrusion étrangère et inauthentique, se trouve au cÏur de la conception théologique et anthropologique de quelques maîtres parmi les plus éminents de l'histoire du judaïsme.

 Extraits de presse

Le Monde, 6 août 1993     par Nicolas Weill

     La cabale réhabilitée      Déviance messianique, tradition noire, science occulte ? Contre Gershom Scholem, Charles Mopsik réévalue une philosophie juive du Moyen Âge qui ne cesse de fasciner.      Plus que jamais la tradition théosophique juive née en Provence il y a environ sept siècles, connue sous le nom de cabale, attire philosophes et savants. Certains épistémologues veulent même y déceler une source du formalisme scientifique moderne comme Henri Atlan, récemment encore, dans sa préface au Golem de Moshé Idel (Cerf). Pourtant, si la cabale fascine, à l'heure où les religions institutionnelles affrontent en Occident la crise de désaffection la plus grave de leur histoire, évoquée dans la dernière livraison de la revue le Débat, n'est-ce pas plutôt parce qu'on la compte au nombre des sciences occultes ? Paradoxalement, l'Ïuvre considérable de l'érudit israélien d'origine allemande Gershom Scholem (disparu à Jérusalem il y a une dizaine d'années), à qui le « public cultivé » doit de connaître l'étendue et la complexité du corpus cabalistique, n'a pas peu contribué à entretenir l'image d'une doctrine confinée dans les marges de la foi officielle, tradition noire, voire matrice des hérésies qui émaillent l'histoire juive...

     Le livre de Charles Mopsik représente de ce point de vue la première lecture « post-scholemienne » d'importance de la cabale, en français. Son auteur met entre les mains du lecteur des textes dont certains sont imprimés pour la première fois (les manuscrits de Yohanan Alemanno, le maître et ami de Pic de la Mirandole, conservés à la Bibliothèque nationale, attendent encore leur édition...). Ceux qui ont pratiqué ce genre de littérature ne pourront que saluer la prouesse d'un spécialiste qui a su non seulement traduire mais aussi rendre lisibles des écrits rédigés en araméen ou en hébreu médiéval, à l'ésotérisme souvent déroutant.

     Il ne s'agit pas pour autant d'une simple anthologie &endash; comme le titre le laisse trop modestement penser. Ces « grands textes de la cabale » sont insérés dans la trame d'un discours qui les rassemble, les analyse et les commente autour d'une thèse : celle d'une cabale conçue d'abord comme une réflexion moins mystique que philosophique sur le sens et l'efficacité des pratiques religieuses.

     Un des principaux objets de la cabale, pour Charles Mopsik, est en effet de montrer comment, par le rituel, l'homme est capable d'agir sur Dieu lui-même. Dieu, dans la cabale, n'est plus le Dieu impersonnel et tout-puissant des théologies classiques. L'homme a sur Lui une efficace. La créature est même investie d'une responsabilité cosmique qui consiste à « réparer » le dommage provoqué chez le Créateur par l'irruption du mal. En somme il appartient à l'homme de « faire Dieu ». C'est ce que Charles Mopsik, à la suite d'autres spécialistes, appelle la fonction « théurgique » de la cabale.

     Empressons-nous de dire que cette croyance en une efficace de la prière humaine sur le plérome divin n'a pas fait, loin s'en faut, l'unanimité dans le judaïsme. Dès les premiers temps, ces théories furent vivement combattues, dans la ville même d'un des premiers cabalistes, Isaac l'Aveugle, par le rabbin Meir Ben Siméon de Narbonne, pour qui le culte ne pouvait avoir d'autre rôle qu'éducatif.     L'utilisation par Charles Mopsik du terme « théurgie » puisé au vocabulaire de la dernière philosophie antique, le néoplatonisme, représente plus qu'un simple emprunt terminologique. La parenté entre le néoplatonisme (de Proclus et de Jamblique) et la cabale est pour lui de l'ordre du fait. Comme si, au-delà de la traditionnelle rupture entre philosophie et mystique, il était possible d'établir l'existence d'une source platonicienne cachée de la pensée religieuse &endash; persistance d'une « spiritualité platonisante » dont Charles Mopsik suggère, trop rapidement, qu'elle n'est pas le fait du seul judaïsme, puisqu'il la retrouve aussi bien chez le chrétien Jean Scot Erigène (vers 810-880) qu'en islam avec le théosophe Mohyyidin ibn Arabi (1165-1240)...

     Attribuer une origine néoplatonicienne à la cabale ne signifie cependant pas la rapprocher du paganisme, mais bien de la rationalité philosophique. L'opposition traditionnelle entre la philosophie juive, symbolisée par l'aristotélicien Maïmonide (XIIe siècle), et la cabale, entendue comme un mysticisme irrationnel dans son principe, doit être dépassée. Si la cabale s'oppose à Maïmonide, c'est comme une philosophie à une autre (philosophie tout de même profondément travaillée par la pensée religieuse). L'une s'inspire d'Aristote, l'autre de Platon. On est donc loin de Scholem, accusé par Charles Mopsik dans un numéro récent de la revue Pardès (« Loi et Liberté ») d'avoir commis « un grave contresens à l'origine du dédain que les chercheurs ont généralement manifesté à l'encontre de l'étude des théories cabalistiques ».

Aujourd'hui, un certain nombre d'hypothèses émises par Scholem sont en cours de révision. Scholem avait par exemple cru repérer dans l'enseignement du cabaliste Isaac Louria (1534-1572) le ferment idéologique d'une des plus graves crises internes du judaïsme historique : l'équipée du faux messie Sabbataï Tsevi.      Confusion sur les rites magiques

     Ce curieux personnage de l'Empire ottoman du XVIIe siècle s'était proclamé roi-messie, avant de se convertir à l'islam en 1666. Le destin de ce genre d'hérésiarque occupa Scholem, qui lui consacra une longue étude (traduite également chez Verdier). À sa suite, les historiens prirent l'habitude d'associer systématiquement cabale et déviance messianisante, oubliant parfois que &endash; comme le montre Charles Mopsik &endash; certains cabalistes, disciples d'lsaac Louria, comme Moïse Hayim Louzzatto, comptèrent parmi les critiques les plus véhéments des apostats sabbatéens. L'inconsistance historique du lien entre lourianisme et hérésie sabbatéenne a récemment été établie par le successeur même de Gershom Scholem à l'université hébraïque de Jérusalem, Moshé Idel. Désormais, les études cabalistiques savantes tendent plutôt à « désenclaver » la cabale des marges de la religion, où la recherche érudite l'avait confinée jusque-là.

     Autre confusion entretenue par Gershom Scholem : celle des pratiques cabalistiques et des rites magiques. La magie, précise Charles Mopsik, est un ensemble d'actes ayant une visée surnaturelle sans lien avec les valeurs ni les préoccupations de la religion instituée et marginale par essence. La théurgie cabalistique vise au contraire, en l'animant, à jouer un rôle central dans le système religieux.      Au vu de l'importance des réévaluations auxquelles Charles Mopsik se livre, le lecteur ne peut qu'être frustré face aux dérobades de l'auteur devant l'établissement historique de cette parenté entre philosophie néoplatonicienne et théurgie cabalistique. Il est vrai que celui-ci se situe dans une perspective délibérément philosophique et se borne à constater la coïncidence entre les deux systèmes de pensée.

      Tout au plus indique-t-il quelques directions. Par exemple, la possibilité d'un « héritage commun » en amont de Proclus et de Plotin, dans une rencontre « orientale » entre le « moyen platonisme » et la tradition biblique (chez le contemporain syrien de Marc Aurèle Numénius d'Apamée). Les circulations complexes entre les derniers philosophes du paganisme et la théosophie juive restent donc à être mises en lumière.

Outre l'édition de textes, c'est l'immense tâche qui attend les chercheurs. En attendant que les bibliothèques qui s'ouvrent peu à peu en Russie, où resurgissent des écoles cabalistiques dont l'existence n'avait pas même été soupçonnée, aient achevé de livrer leurs mystères.      Les problématiques de la cabale n'en paraissent pas moins bien éloignées de l'homme moderne (et ainsi sont-elles apparues au fondateur de l'historiographie juive contemporaine, au XIXe siècle : Henrich Gratz). On peut néanmoins se demander si cette prise au sérieux extrême de la relation entre l'homme et Dieu, caractéristique de la théurgie cabalistique, n'offre pas une autre voie au juridisme, moraliste ou politique, des religions institutionnelles, travaillées par l'intégrisme ou par la simple indifférence. Tel serait alors un autre secret de l'attrait qu'exerce, encore à la fin du XXe siècle, cette philosophie juive du Moyen Âge.

La voix de la victoire, mai 1993,    par Maurice-Ruben Hayoun

     C'est incontestablement une somme, inédite à ce jour, que le traducteur de cet imposant volume nous offre : pour la première fois, apparaît en langue française, une véritable anthologie des grandes Ïuvres kabbalistiques depuis le XIIe jusqu'au XVIIe siècle. On pourrait, assurément, discuter telle ou telle traduction, une interprétation par-ci ou par-là, mais l'impression d'ensemble qui prévaut est bonne. Il faut le signaler d'emblée car depuis la mort de Georges Vajda on pouvait se poser quelques questions sur l'avenir des études kabbalistiques en France. Aujourd'hui, les chercheurs non hébraïsants, les spécialistes des religions ou mystiques comparées, sans oublier le grand public cultivé, sont dotés d'un bel instrument de travail qui se veut, en même temps, une sorte de status quaestionis, tant les références bibliographiques, parfois un peu orientées tout de même, sont copieuses.

Mais venons-en au contenu et à la philosophie générale de l'ouvrage.      L'auteur a voulu cerner l'intention même des kabbalistes depuis l'origine et définir, par-delà la diversité des écoles et des sensibilités, ce qui les a incités, depuis les temps de la réaction aux Ïuvres de Maïmonide jusqu'à l'aube de l'Aufklärung avec Mendelssohn et

la Haskala, à élever une digue sur la voie de l'abstraction intellectuelle et de la conceptualisation du judaïsme rabbinique. Il faut cependant ajouter, comme le remarque l'auteur de manière un peu fugitive, peut-être, que les kabbalistes étaient loin de faire preuve d'anti-intellectualisme : un Moshé Cordovéro avec son Pardès rimmonim (Le verger de grenades), ou même un Moïse de Léon avec la partie principale du Zohar, sans oublier ses Ïuvres hébraïques et publiées sous son vrai nom, sont des chefs-d'Ïuvre d'intellectualisme mystique ; leurs auteurs furent de grands intellectuels qui déplacèrent le centre de gravité du discours intelligible vers un autre domaine, c'est-à-dire au-delà des limites un peu étroites d'une ratio parfois bornée. Il faut aussi savoir que par un subtil mouvement de balancier, dont l'histoire juive a si souvent le secret, le maïmonidisme triomphant suscita une kabbale qui puisa sans vergogne dans un exubérant symbolisme sexuel parce que les racines de la vie lui semblèrent difficiles à évacuer, tandis que, beaucoup plus tard, au cÏur du XVIIIe siècle, la Haskala et Moïse Mendelssohn provoquèrent l'émergence du hassidisme dont le but déclaré était de tempérer l'activité de ce même rationalisme perçu comme étant froid et délétère. Cette brève comparaison montre combien la kabbale, expression absolument légitime d'une certaine sensibilité juive à travers les âges, mérite d'être étudiée sans a priori ni préjugés, qu'ils soient favorables ou défavorables.

     Ce qui intéresse l'auteur de cet ouvrage, c'est d'analyser comment les kabbalistes ont cru pouvoir exercer une influence sur les entités supérieures, c'est-à-dire sur les sefirot, et par-delà le monde séfirotique, sur Dieu lui-même. Comment ? Principalement par la récitation pensée des prières, c'est-à-dire animée de la kawwana (intention profonde). Mais il y a aussi toutes les autres mitswot qui constituent l'épine dorsale du judaïsme rabbinique, et sur lesquelles les textes retenus ici donnent des éclairages excellents. Là encore, ce qui se profile à l'arrière-plan, c'est la crainte de voir le concept divin de Maïmonide, relayé après la mort de l'auteur du Guide des égarés par des commentateurs averroïstes, encore plus enclins à faire du Seigneur d'Israël une essence divine abstraite, éloignée de l'univers des hommes et désintéressée de leur destin. En somme, une divinité &endash; et non plus un Dieu personnel &endash; auquel on ne saurait adresser ni prières ni suppliques ! Une sorte de Premier Moteur d'Aristote, ou pire, un Dieu de Plotin, plongé, comme on dit, dans une sorte de narcissisme éternel. En somme, Spinoza percerait sous Maïmonide !

     [...] Les textes kabbalistiques, plutôt bien traduits et richement annotés, constituent l'incontestable richesse du livre de M. Mopsik : on est ébloui par ce défilé d'auteurs, grands et moins grands, qui contribuèrent peu ou prou à donner au courant ésotérique juif ses lettres de noblesse. S'il est un commandement qui a tant ému les kabbalistes, c'est celui du repos et de la solennité chabbatiques : on y mange mieux qu'à l'ordinaire, ce qui, dans ce contexte, permet de sanctifier la création divine encore plus que d'habitude, on y prie avec une dévotion plus fervente et on y aime sa chaste épouse, car la joie du chabbat doit être complète. On assiste donc à la réunion de tous les idéaux kabbalistiques : la glorification de Dieu mais aussi la procréation, perçue ici comme une Ïuvre sacrée parce que située dans le droit fil du créer divin.

     [...] Enfin, l'auteur n'a pas oublié d'évoquer les résistances juives à la kabbale. Il n'est pas inintéressant d'y revenir, car ceci montre combien la pensée juive a toujours refusé de porter un uniforme et combien elle a trouvé dans une opposition pacifique l'une des sources de sa fécondité. M. Mopsik a été conduit à s'intéresser aux résistances juives à la kabbale, c'est-à-dire à des Ïuvres émanant de personnalités pour qui la kabbale et sa Bible, le Zohar, n'ont jamais été entourés de cette aura de sainteté dont ils ne jouissent pas plus qu'ils ne portent l'estampille de l'authenticité.

     Ceci est un chapitre fort délicat de l'histoire intellectuelle juive. La kabbale en général et le Zohar en particulier ont eu bien des détracteurs mais aussi d'innombrables défenseurs et on peut dire que le rapport de forces, au sein de l'histoire intellectuelle juive, leur est plutôt favorable...

     Toutes les recherches portant sur l'authenticité réelle ou supposée du Zohar et sur la personnalité de son principal auteur, Moïse de Léon, remontent nécessairement au témoignage de première main d'lsaac d'Acco que certains critiques ou défenseurs ultérieurs ont parfois mis en doute. Isaac avait parlé avec l'épouse de Moïse de Léon ; il a ainsi appris le contenu de certaines conversations confidentielles entre les époux : Moïse aurait dit à sa compagne que si l'on apprenait l'origine réelle de l'ouvrage, on ne débourserait plus un seul liard pour l'acquérir, ce qui n'aurait pas manqué d'entraîner des suites fâcheuses pour l'économie du ménage... Mais ne nous attardons pas sur un contemporain de Moïse de Léon, même si son témoignage est capital et tournons-nous plutôt vers la première Ïuvre à articuler contre l'authenticité du Zohar et l'Antiquité de la kabbale des critiques systématiques.

     Je pense à la Behinat ha-Dat d'Eliya Delmédigo (1460-1493), le grand philosophe averroïste de Padoue, le maître mais aussi le protégé de Pic de la Mirandole. Certes, il y eut avant lui, notamment chez les philosophes juifs contemporains de la propagation de la kabbale, une série de déclarations d'où le scepticisme n'est pas absent. Toutefois, dans l'histoire de la contestation du Zohar et de la kabbale, c'est cet Examen de la religion de Delmédigo qui se situe à l'origine. Il faut dire seulement que la critique majeure porte sur les prétentions des kabbalistes d'agir par leurs oraisons orientées (kawwana) sur les niveaux supérieurs (sefirot). De la part d'un philosophe averroïste qui traduisit pour son disciple, Pic, des traités et des commentaires d'Averroës de l'hébreu en latin, ce phénomène n'est pas singulier ; il est même un peu cocasse, quand on sait que le disciple inclinait sérieusement vers la kabbale et qu'il parvint même à se trouver un autre maître es kabbale en la personne de Johanan Alemano lorsque Delmédigo aborda franchement la question du mysticisme. Pic ne pouvait décemment pas se détourner de la kabbale, puisqu'il prétendait dans ses fameuses Thèses que cette science (et la magie) étaient les plus indiquées pour prouver la messianité et la divinité de Jésus. Il faut ici encore rappeler les pénétrantes analyses de M. Mopsik qui met en garde contre une assimilation de la kabbale à la magie.

     Le destin du traité de Delmédigo fut assez étrange : achevé le 31 décembre 1490, il ne fut publié que 139 ans plus tard à Bâle, dans un recueil d'écrits de son propre arrière-petit-neveu, le célèbre Joseph Salomon Delmédigo (YASHAR mi-Kandia, Crète) (1591-1657), intitulé Ta'alumot hokhma (Profondeurs de la sagesse), ouvrage qui figurera dans la bibliothèque de Spinoza. Le plus intéressant est que l'arrière-petit-neveu a rédigé une épître où il prend (apparemment) le contre-pied des thèses anti-kabbalistiques de son grand-oncle. Ce qui frappe encore davantage le lecteur attentif, c'est que YASHAR donne largement la parole aux adversaires du Zohar et de la kabbale, alors qu'il aurait pu s'en dispenser. Notre perplexité atteint son point culminant lorsque nous découvrons une autre épître de l'auteur, inédite jusqu'en 1840, date à laquelle elle fut imprimée par Abraham Geiger, grand pourfendeur de la kabbale au XIXe siècle. Et que fait le petit-neveu dans cette épître ? Il dit pis que pendre de la kabbale, reprend les arguments de son grand-oncle contre elle, et dissuade fortement son disciple, rabbi Zérah de Troki, de l'étudier.

     Le pire pour le courant ésotérique juif était encore à venir ; en effet, en 1639 le rabbin vénitien bien connu, Léon de Modène, qui nous a laissé une autobiographie, Hayvé Yehuda pleine de candeur et où il avoue sans détours sa passion pour le jeu, publia un véritable brûlot contre la kabbale sous le titre Ari nohém (Lion rugissant). Il fait son profit des critiques d'Eliya Delmédigo mais en ajoute de beaucoup plus fortes ; évoluant dans un milieu chrétien à l'époque de la Renaissance, le rabbin vénitien déplore que la kabbale et surtout le Zohar soient (selon lui) responsables de tant d'apostasies chez les juifs. C'est qu'entre-temps les kabbalistes chrétiens (Pic, Reuchlin, Guillaume Postel etc.) s'étaient réappropriés les écrits kabbalistiques qu'ils transformaient en arsenal d'idées à l'encontre du judaïsme. Puisque les kabbalistes statuaient l'existence de dix sefirot dans leur conception dynamique de la divinité et que les juifs n'y trouvaient rien à redire, la trinité chrétienne ne devrait pas leur poser de gros problèmes ! Modène déplore par ailleurs que même les jeunes gens étudient le Zohar et négligent de ce fait le Talmud et la littérature des décisionnaires.

     En 1768 Jacob Emden, l'ennemi juré de Jonathan Eibeschutz, l'auteur de la Megillat sefer, publie sa Mitpahat sefarim où il « démystifie » le Zohar. Tishby note dans l'ouvrage cité plus haut que le reclus d'Altona avait passé au crible chaque page du Zohar, répertoriant sans pitié les redites, les anachronismes, les invraisemblances, etc. Mais dans sa préface, Emden qui était pourtant un esprit fort, nous livre ses scrupules à porter atteinte à un livre si précieux et quasi sacré aux yeux des juifs. Il identifie la partie principale du Zohar comme étant l'Ïuvre de Moïse de Léon mais ne peut s'empêcher d'écrire, en guise de conclusion, que 1'auteur du Zohar a reçu « des étincelles de l'âme de rabbi Siméon ben Yohaï ». Cette référence à peine cachée à la migration des âmes voulait exprimer quelque chose qui gênait l'auteur ; on dirait aujourd'hui que « l'auteur s'est tellement identifié à son héros que le lecteur ne sait plus qui est qui ! » Il faut signaler qu'Emden ne contestait pas l'authenticité de la kabbale en tant que telle, il établissait cependant un subtil distinguo entre la falsification pure d'une part et la pseudépigraphie d'autre part...

     Même au début du XIXe siècle les adversaires de la kabbale ne désarmèrent pas : on peut voir comment Isaac Samuel Reggio, l'éditeur de la Behinat ha-Dat (Vienne, 1833) parle du Zohar et de la kabbale en reprenant les arguments d'Emden. Et en 1852 un autre érudit, Samuel David Luzatto écrivit un livre contre la kabbale et le Zohar. Il est vrai que précédemment, un autre Luzzato, Moshé Hayyim, richement repr ésenté dans le présent volume, avait rédigé un plaidoyer en faveur de la littérature kabbalistique...

     Abraham Geiger disait de la mystique juive qu'elle était une supercherie (Betrug) ; mais l'ennemi le plus acharné, parce que le plus érudit, de la kabbale fut Heinrich Gratz, le père de l'historiographie juive moderne, mort il y a cent ans (1891). Je préfère ne pas lui donner ici la parole tant il s'est fait l'implacable censeur du Zohar et de son auteur...

     Depuis l'arrivée salutaire de Gershom Scholem et de son Ïuvre, la kabbale a été admise comme un rameau légitime de la croyance juive ; elle est aussi devenue un objet d'étude loin des préjugés et des complaisances.      Soyons assurés que le beau volume dont M. Mopsik nous fait l'aubaine contribuera à ouvrir la voie à des recherches toujours plus fines sur la kabbale, sa symbolique et sa théurgie.

 

Libération, 22 avril 1993

propos recueillis par Édouard Waintrop,

     Un dévot de la cabale      « Occultés comme "scandaleux et irrationnels", les textes cabalistiques ont pourtant profondément modelé la mystique juive. Entretien avec le chercheur Charles Mopsik. »

     Cet ouvrage est la première monographie consacrée à l'étude de cette composante singulière de la religion juive : « la croyance dans le pouvoir d'action sur Dieu des Ïuvres humaines », écrit Charles Mopsik en avant-propos de son recueil de Grands Textes de la Cabale. Autant dire qu'en reprenant l'histoire de ce courant de pensée par le biais fondamental de ses conceptions « théurgiques » (1) et de l'influence du rite sur Dieu, l'auteur rompt avec le silence (complet ou partiel) instauré sur ce sujet par nombre de spécialistes. Le « caractère théologiquement scandaleux et irrationnel » de ces théories et pratiques religieuses les ayant rejetées dans le « domaine ténébreux de la magie et du mythe ».

     C'est avec la même volonté de ne pas sacrifier sans examen aux théories communément admises que l'Israélien Moshe Idel, autre iconoclaste de la recherche sur la « mystique juive », analyse l'apparition et l'épanouissement du thème du Golem &endash; « être humain fabriqué artificiellement grâce à un procédé magique faisant appel aux saints noms de Dieu » (Gershom Scholem). Moshe Idel, professeur de l'Université hébraïque de Jérusalem, et Charles Mopsik, chercheur français au CNRS sont de ceux qui ont le plus innové dans l'aire défrichée par Gershom Scholem. Et qui ont le plus remis en cause les conceptions de leur glorieux ancien. Entretien autour de la Cabale et de la mystique juive avec Charles Mopsik, directeur chez Verdier de la collection « Les Dix Paroles ».      Libération. Quelle est la place de la Cabale dans la tradition juive ?

     Charles Mopsik. Son importance a fluctué selon les époques. Au XIIe  siècle, elle a d'abord touché, vers Narbonne, un petit nombre de cercles autour de quelques maîtres qui voulaient réaffirmer l'ésotérisme juif traditionnel contre l'ésotérisme de Maïmonide. Ensuite, l'activité se déplace vers la Catalogne : Gérone devient le grand centre où la Cabale s'épanouit. Avec les deux disciples d'lsaac l'Aveugle &endash; cabaliste languedocien &endash; que sont Azriel et Ezra de Gérone.

     Puis le centre émigre vers la Castille. C'est là que le Zohar, le livre le plus célèbre de la Cabale, a été écrit. C'est aussi là que naît Abraham Aboulafia, le plus grand représentant de la Cabale extatique, conception plus mystique que celle du Zohar. Alors que le Zohar (Cabale théosophique) spécule sur le monde divin, Aboulafia cherche un contact extatique avec lui.

     Au XIVe siècle, la Cabale théosophique arrive en Italie avec Menahem Recanati. Après l'expulsion des juifs d'Espagne en 1492, répandue de Constantinople à l'Italie en passant par Safed en Galilée ou le Maroc, elle est devenue un mouvement majeur, un phénomène religieux qui traverse la quasi-totalité du judaïsme. Elle est considérée par les autorités rabbiniques comme une sorte de théologie officielle, fondamentale, du judaïsme.

     Au XVIIIe siècle, alors que la Cabale conserve son rôle dans les pays du Maghreb, en Palestine ottomane, en Égypte, en Irak, elle reflue en Europe occidentale. On commence à l'y considérer de façon critique. Le mouvement s'accentue durant le XIXe siècle.      Tout ceci est schématique. Par exemple, il faudrait revenir sur le cas particulier de l'Italie et de l'influence de la Cabale sur l'humanisme de la Renaissance.

     Libération. Y a-t-il aujourd'hui en France un retour à la Cabale ?      Charles Mopsik. Je pense qu'il y a en effet, depuis une quinzaine d'années, un regain d'intérêt. L'arrivée des juifs d'Afrique du Nord, de rabbins d'origine marocaine, tunisienne, avec leur culture, a contrecarré la tendance anticabaliste assez forte dans le judaïsme autochtone ashkenaze. La Cabale recommence à être regardée comme une composante centrale de la théologie juive.

     Le mouvement est amplifié par l'effort de propagande déployé par les hassidim de Loubavitch, peu nombreux mais très visibles.     Aux États-Unis, il y a aussi un regain d'intérêt. Notamment dans les départements d'étude des religions des grandes universités comme Berkeley ou New York. Je crois qu'il y a là le désir d'un grand nombre de juifs assimilés de retrouver un contact individuel avec le judaïsme traditionnel. Le caractère individualiste (par rapport au Talmud, forme de pensée plus communautaire) de la Cabale favorise son intégration dans le « Nouvel Âge » mystique très en vogue aux États-Unis.

     Libération. Vous parlez de mystique, mais dans l'introduction des Grands Textes de la Cabale, vous définissez la Cabale comme une « mystagogie ».

     Charles Mopsik. La mystique est une expérience d'union avec le divin. C'est cet aspect d'expérience qui est important. Alors qu'il n'est qu'un aspect de la Cabale. Dans de nombreux ouvrages, la mystique est de peu d'importance par rapport à la spéculation, la théologie. Je préfère donc employer le mot de mystagogie, qui signifie initiation aux secrets, aux mystères, et qui est ce que la Cabale veut être, puisqu'elle s'intitule elle-même sagesse des secrets, exégèse des mystères de la Torah. Le mot de théosophie la qualifierait tout autant.

     Libération. Quels rapports entre le Golem et la Cabale ?

     Charles Mopsik. Dans son livre, Moshe Idel montre que les cabalistes de l'école du Zohar se sont très peu intéressés au Golem. Contrairement aux piétistes allemands des XIIe et XIIIe siècles, qui en ont fait une pratique. Les cabalistes proprement dits ont sublimé le thème du Golem. Ce n'était plus une statue d'argile que les hommes animaient par des formules, mais la vision d'un double angélique de soi-même.

      Libération. Pourquoi des auteurs juifs comme Levinas ou Leibovitz dénigrent-ils la Cabale ?

      Charles Mopsik. Certains se méfient de la Cabale parce qu'ils pensent que c'est trop profond pour être mis à la portée de tout le monde. Cette sagesse secrète ne pourrait être approchée que par une élite restreinte. En fait, c'est une manière de l'écarter sans la condamner de façon frontale.     Pour Leibovitz, c'est plus clair : la Cabale est une forme juive de l'idolâtrie. Déjà au XVIe siècle, le talmudiste italien Elie Del Medigo émettait cet avis. Le fond de l'affaire, c'est qu'avec sa pluralité de puissances divines, elle semble à certains trop proche du christianisme. Et Leibovitz est très violemment non pas antichrétien, mais antichristologique. Il refuse d'admettre que le christianisme provient, par un biais ou un autre, du judaïsme. Le paradoxe, c'est que Leibovitz a la plus grande estime pour Rabbi Joseph Caro, auteur du Shulhan Arukh, la plus grande compilation de la loi juive. Il oublie que c'était un grand cabaliste.

     Libération. Moshe Idel et vous-même remettez en cause nombre de conceptions de Gershom Scholem.

     Charles Mopsik. Schématiquement, on pourrait dire que Scholem a bâti une sorte d'historiosophie à partir de ses travaux sur la Cabale. Avec un découpage historique du judaïsme dont Moshe Idel a montré l'inanité. Scholem considérait que la Cabale était née de la rencontre du gnosticisme juif et du néoplatonisme. Or il apparaît qu'elle n'est absolument pas née du gnosticisme. Et si le néoplatonisme tardif, celui de Jamblique et Proclus, a joué un rôle très important dans sa formation et sa conceptualisation, elle procède d'abord de l'ésotérisme juif traditionnel. La Cabale commence à exister en Languedoc juste après et contre Maïmonide &endash; qui voulait imposer un nouvel ésotérisme, philosophique &endash; comme façon d'affirmer que l'ésotérisme juif traditionnel existait toujours.       D'autre part, Scholem a beaucoup insisté sur le caractère presque hérétique de la Cabale. Alors que les plus grands décisionnaires rabbiniques, talmudiques, des gens comme Nahmanide, par exemple, ont été cabalistes. Loin d'être un mouvement hétérodoxe, elle s'inscrit au cÏur de la tradition juive. Et Scholem a minimisé son conservatisme.      Mais son aura a été telle qu'il fut difficile de remettre en cause ses théories. Quand Idel a commencé à les contredire, le dernier carré des disciples de Scholem l'a accusé de toutes les impostures.

     Libération. Les recherches dans ce domaine promettent-elles encore des révélations ?

     Charles Mopsik. La bibliothèque de la Cabale classique, zoharique, compte de 5 000 à 6 000 titres, dont moins d'un tiers ont été publiés. L'ouverture des bibliothèques des pays de l'Est a rendu accessibles des manuscrits qui ne l'étaient pas. Ce qui reste à étudier est beaucoup plus important que ce qui a été étudié. Je ne serais pas surpris que, dans dix ans, la vision que nous avons de la Cabale soit encore transformée.

     (1) Le mot de théurgie désigne les opérations visant à influencer la Divinité, principalement dans son propre état ou sa propre dynamique intérieurs, mais parfois aussi dans sa relation avec l'homme. À l'opposition du magicien, le théurge juif ancien et médiéval concentrait son activité sur des valeurs religieuses acceptées.

 

Information juive, avril 1993,     par Catherine Chalier,

Voyage dans les textes de la Cabale

     Les philosophes comme les cabalistes juifs ont souvent eu le souci de trouver les raisons des commandements (mitsvot). Cependant alors que les premiers, tel Maïmonide, cherchaient leur justification dans les effets positifs que leur observance exerçait sur l'homme, les seconds s'intéressaient bien davantage à l'action des Ïuvres humaines que sur la divinité elle-même. C'est cette perspective que Charles Mopsik examine dans ce livre en proposant au lecteur un ensemble remarquable de textes cabalistes, pour la plupart inédits, destiné à montrer combien la pensée d'une possibilité pour le juif d'agir sur Dieu, par le rite et les Ïuvres, c'est-à-dire la théurgie, a marqué le judaïsme.

     La limite entre théurgie et magie n'est pas toujours claire ; toutefois, contrairement à la magie, la théurgie n'exerce pas de contrainte sur Dieu, elle se soumet à sa volonté en accomplissant les actes qu'il demande. Déjà, dans la Bible, la pratique des sacrifices relève, selon certains rabbins, d'une telle interprétation. Depuis la destruction du Temple, prières et rites d'une façon générale viseraient à attirer la puissance divine sur le monde et à rétablir dans l'histoire la plénitude du Nom. L'action théurgique, comme l'enseigne l'école de Rabbi Isaac l'Aveugle, s'inscrit dans le dynamisme du don et du contre-don qui assure la permanence d'un échange entre Dieu et la société, échange nécessaire à l'un et à l'autre. Accomplir une mitsva équivaut donc à assurer à Dieu une demeure ici-bas, voire à « produire » sur terre un aspect divin. Cette attitude vise à lutter contre le retrait d'un Dieu qui, sans les hommes, s'éloigne toujours davantage.

C'est désormais le rôle de chaque individu, par son observance des mitsvot, d'accomplir la mission historique attribuée par les prophètes au peuple d'Israël : « L'histoire sainte et son eschatologie se jouent au quotidien. » Respecter la Loi dans le moindre de ses détails, équivaut, pour le juif, à rendre à la Chekhina, à la présence divine, une dignité qu'elle a perdue depuis qu'elle a suivi Israël en exil.

     L'idée de théurgie suppose une divinité sensible aux Ïuvres des hommes et subissant les aléas de leur conduite. Comment alors concilier cette passivité avec l'idée de perfection, d'immuabilité et de toute-puissance divine ? Telle est la difficulté majeure à laquelle se heurtent les Cabalistes. La ligne de force de leur réponse s'inscrit dans l'idée que l'action humaine ne touche, négativement ou positivement, que le plérome divin &endash; le monde des dix Sefirot ou des dix émanations &endash; mais non la déité mystérieuse, l'Infini ou En Sof, source impassible et intarissable, d'où toute réalité procède. Ainsi le leitmotiv cabaliste de l'éveil des puissances d'En Haut par l'action des hommes, En Bas, comme l'idée de l'attirance ici-bas de la présence divine grâce à l'accomplissement des mitsvot, doivent-ils se comprendre dans cette perspective : cette action porte sur le plérome, sur le monde des Sefirot, mais non sur l'En Sof. La plupart des Cabalistes expliquent la possibilité de cette action par une homologie de structure entre l'homme &endash; fait à l'image de Dieu &endash; et ce plérome, en soulignant également la continuité dynamique qui relie entre eux tous les niveaux de l'être. À un Dieu qui pouvait sembler lointain, voire inaccessible, au cours de l'histoire, cette conception substitue donc un Dieu qui se laisse attirer sur la terre par les rites et par les actions humaines.

Du même coup, comme l'enseigne par exemple Rabbi Moïse Cordovero, une immense responsabilité pèse sur le juif et particulièrement sur le dévot : responsabilité pour le monde et pour Dieu lui-même. Il existe en effet une conception encore plus radicale de la théurgie : celle qui vise à « faire Dieu ». La divinité aurait besoin des hommes pour exister, c'est pourquoi, ultime passivité, elle se laisserait faire par eux.

     Le discours théurgique, remarque Charles Mopsik, « est le fruit de la rencontre entre la magie populaire, l'exégèse rabbinique et la philosophie néo-platonicienne ». Le très riche parcours qu'il propose dans ce livre à travers les textes des cabalistes vérifie cette proposition ; il permet de découvrir comment, selon eux, les Ïuvres peuvent seules apporter le salut, aux hommes et à Dieu même. Certains, animés d'une autre vision du judaïsme, peuvent être heurtés par les audaces des cabalistes et l'imagination étonnante dont ils font preuve pour penser les relations entre le divin et l'humain. Mais, selon l'auteur, « la religion juive est constituée de la totalité des phénomènes religieux qui appartiennent à son histoire, c'est-à-dire à sa réalité temporelle et sociale ». Les textes présentés font partie à coup sûr de cette réalité ; on peut toutefois se demander si la critique faite par Charles Mopsik des conceptions « plus raisonnables » de la religion est pertinente dès lors qu'elles appartiennent, elles aussi, à l'histoire du judaïsme.

 

Tribune juive, 1er avril 1993,      propos recueillis par Laurent Cohen,

     Dire que la Kabbale est une idolâtrie, c'est remettre en question

le judaïsme.

     Charles Mopsik est à ce jour le plus grand historien français de la Kabbale, dont il a traduit, présenté et publié certains des principaux textes dans la prestigieuse collection « les Dix Paroles ». Il nous propose aujourd'hui un ouvrage appelé à faire autorité. Recueil de fragments kabbalistiques les plus divers s'échelonnant jusqu'au XVIe  siècle commentés par l'auteur avec un constant souci de rigueur scientifique, Les Grands Textes de la Kabbale vient enfin combler des lacunes sur des points doctrinaux jusque-là inexplorés.

     Tribune juive : Quelles sont les raisons initiales qui vous ont poussé à traduire, et commenter, dans votre dernier ouvrage, les principaux textes de la Kabbale ?

      Charles Mopsik : À l'origine, j'ai voulu explorer le thème du rite et de son efficacité chez les kabbalistes. J'ai alors pensé que la meilleure façon de traiter cette question était de permettre au public de découvrir des auteurs parfois peu connus en dépit de la puissance de leurs écrits. Les traduire signifiait donc pour moi éviter toute paraphrase. Et simultanément, ne pas me contenter de discourir sur la pensée kabbalistique. Ce fut donc tout d'abord un long travail de décryptage.

     Tribune juive : Parmi les multiples auteurs que vous nous présentez, quel est celui avec lequel vous vous sentez la plus grande affinité intellectuelle ?

     Charles Mopsik : Il n'est pas aisé de répondre à une telle question. En fait, il y a plusieurs kabbalistes que je considère comme majeurs, des hommes qui ont exprimé des concepts sublimes d'une manière tout à fait originale. Mais je citerai quand même rabbi Moïse Cordovéro dont l'Ïuvre considérable n'a pas encore été entièrement explorée.

     Tribune juive : Certains prétendent que l'on retrouve l'empreinte de Platon sur le discours kabbalistique. Une question que vous abordez sans détour...

     Charles Mopsik : Un des éléments les plus remarquables de la doctrine des kabbalistes concernant la pratique des commandements, c'est qu'ils ont fait beaucoup d'emprunts au néo-platonisme tardif. À Proclus en particulier. Ces hommes étaient en fait les derniers philosophes païens. On peut donc relire l'histoire de la théorie kabbalistique sur les rites comme un développement tout à fait singulier de la doctrine théurgique des derniers penseurs païens.      C'est une chose particulièrement curieuse que de constater que c'est au sein du judaïsme qu'a été maintenue vivante et féconde une pensée persécutée dès la fin de l'Antiquité par le christianisme. Cela prouve parfaitement que la religion juive s'est montrée productive lorsqu'elle a su accueillir et recevoir certains éléments étrangers à sa tradition pour les reformuler d'après ses propres prémices. Dans mon ouvrage, je consacre un chapitre entier aux antécédents bibliques et rabbiniques de la doctrine des kabbalistes. Leur source principale demeure toutefois bien évidemment la Thora.

     Tribune juive : Quel regard le chercheur que vous êtes pose-t-il sur Scholem ?

     Charles Mopsik : Il est un fait indéniable : Gershom Scholem a négligé la pratique et le rite dans le discours des kabbalistes. Mieux : comme je l'explique dans mon ouvrage, il a toujours tenu pour « magiques » ces dimensions incontournables de la Kabbale. C'est ce que je conteste et critique vivement dans ce livre. Mais à la limite, je dirais que Gershom Scholem ne m'intéresse pas outre mesure...

      Tribune juive : C'est assez incroyable !

     Charles Mopsik : Non. Je suis toujours étonné de voir l'admiration sans bornes que l'on voue à cet homme. Aujourd'hui, quand on parle de Kabbale, on parle de Scholem. Je ne peux nier qu'il a accompli une Ïuvre immense de pionnier, de bibliographe... Mais il a tenté de donner une version politico-historique de la Kabbale. Tout ce qui lui paraissait « antinomiste », déviant, ou lié à des événements de rupture, fut ainsi mis en avant. Il a par exemple tenu la kabbale lurianique pour une sorte d'explosion du mythe de l'Exil de Dieu &endash; explosion qui, toujours selon lui, survint au lendemain de l'expulsion d'Espagne. Or, c'est une théorie aberrante, historiquement infondée, comme Moshe Idel l'a démontré dans un article récemment publié. Il y a chez Scholem une absence totale d'argumentation, de justification, de preuves. Son Ïuvre de penseur n'est pas, ainsi que l'on s'opiniâtre à l'affirmer, historique &endash; mais historiosophique.

      Tribune juive : Aujourd'hui, il est de très bon ton de descendre Scholem en flammes. Comment expliquez-vous que de son vivant nul contradicteur ne se soit levé ?

     Charles Mopsik : Il y en a eu. Mais les contradictions furent bien vite étouffées. Scholem exerçait une grande autorité sur les chercheurs. Et puis sa connaissance des textes était telle qu'il était difficile de le contester sur son propre terrain. Il n'admettait pas facilement la critique. Et ceci a profondément perturbé la construction de l'histoire du judaïsme : on a porté une confiance aveugle à un seul auteur &endash; aussi grand et important soit-il. On l'a pris comme une référence idéologique, c'est-à-dire qu'en se proclamant scholémien, on défendait une vision politico-historicométaphysique de l'histoire juive. Si l'on refusait cette vision, on se trouvait relégué dans les ténèbres de l'ignorance.

Ainsi, Scholem demeure pour moi une véritable énigme : je ne parviens pas à comprendre comment un auteur peut avoir une influence si massive, dans un domaine aussi vaste que celui de la kabbale, au point que ses confrères se voient contraints de pratiquer l'autocensure.

      Tribune juive : Vous nous livrez, dans votre dernier ouvrage, quelques fragments de l'Ïuvre de rabbi Moïse Hayim Luzzato. Beaucoup le considèrent comme un auteur kabbalistique à part tant sa production est riche et variée. Qu'en pensez-vous ?

     Charles Mopsik : L'ensemble de son Ïuvre est balayé par un souffle messianique très puissant. Par rapport à ses prédécesseurs ou à ses contemporains, rabbi Luzzato se distingue sur plus d'un point : théâtre, poésie, traités d'éthique &endash; son Ïuvre littéraire se déploie en de multiples domaines. Comme vous le savez, il fut inspiré par un Maguid &endash; une entité céleste lui révélant les secrets de la kabbale. C'est sous son influence qu'il composa d'ailleurs deux de ses ouvrages, qui se voulaient être de « nouveaux Zohar ».

     Tribune juive : Quelle est votre opinion quant à l'accusation de sabbatianisme qui fut lancée contre lui ?

     Charles Mopsik : Ceux qui aujourd'hui se demandent s'il fut oui ou non séduit par l'hérésie sabbatéenne trahissent une approche grossière des questions essentielles de l'histoire du judaïsme ; la problématique est en réalité la suivante : que signifie être sabbatianiste ? On colle à rabbi Luzzato une étiquette de ce type parce qu'on suppose qu'il aurait été influencé par les idées de certains prophètes du faux messie ; or les kabbalistes sabbatéens ou crypto-sabbatéens furent en réalité des penseurs comme les autres qui avaient simplement une conception particulière d'un personnage particulier &endash; en l'occurrence, Sabbatai Tsvi. De toute façon, Luzzato a écrit un livre très important qui est une critique de la théorie des tenants tardifs du sabbatianisme. Il ne s'agit pas de l'oublier.

     C'est peut-être toute l'histoire de ce mouvement qui a été déformée par Gershom Scholem. Il a voulu voir en Sabbatai Tsvi une espèce de super kabbaliste, de « Messie mystique » comme en témoigne le sous-titre de son ouvrage. Pour lui, le lurianisme aurait fait le lit du sabbatianisme ! Ce qui est tout simplement faux. Il faut lire les articles de Moshe Idel sur ce thème : il a montré comment Scholem a, pour confirmer cette assertion, tronqué des textes. Il est donc temps de le dire : Scholem n'était pas quelqu'un d'une parfaite honnêteté intellectuelle. C'était un penseur trop créatif pour se contenter de regarder l'histoire telle qu'elle est. Il lui fallait la réinventer pour qu'elle soit plus signifiante, plus passionnante, riche d'un sens qui transcende son déroulement objectif. Il a construit une sorte d'histoire sainte à partir d'une approche profane.

     Tribune juive : Sur le rapport lurianisme-sabbatianisme, Yeshayahou Leibovitz ne nous dit pourtant pas autre chose !

     Charles Mopsik : Écoutez, il se peut que Leibovitz soit un grand penseur &endash; mais n'étant pas un historien du judaïsme, il n'a rien à faire dans ce débat. Tout ce qu'il connaît, il l'a glané dans les livres de Scholem. Je dirais même que son savoir en matière d'histoire juive est extrêmement superficiel. Il suffit de lire ce qu'il écrit pour s'en rendre compte. Ce sont des choses risibles.

     Tribune juive : Ce qui vous rebute peut-être, c'est qu'il évacue la Kabbale de la pensée juive et la considère comme une forme d'idolâtrie...

     Charles Mopsik : Leibovitz est tout, sauf une référence scientifique dans le domaine de la Kabbale. Ses propos n'ont aucune consistance. C'est certainement un idéologue, peut-être un philosophe &endash; mais pas un historien des religions ! Dire que la Kabbale est une idolâtrie comme il le fait, c'est traiter tous les grands auteurs de halacka &endash; dont il se réclame !!! &endash; d'idolâtres. Ce qui est en fait une remise en question du judaïsme lui-même. Mais peut-être que le professeur Yeshayahou Leibovitz est le premier juif non idolâtre de l'histoire juive ! Plus sérieusement, je dirais qu'il n'est tout simplement pas compétent. Son livre sur Maïmonide laisse franchement à désirer...

     Tribune juive : Vous enseignez la Kabbale. Or, d'après la tradition, c'est un domaine sinon interdit, du moins réservé. Croyez-vous que l'on puisse ainsi répandre sans risques cette doctrine dans la Cité ?

      Charles Mopsik : Par définition, la kabbale ne peut « être répandue ». C'est un discours métaphysique extrêmement ardu. Il s'adresse à ceux qui manifestent un intérêt pour la pensée, pour les concepts et les abstractions. Ou alors, ce que l'on peut répandre, c'est une pseudo-kabbale : astrologie, numérologie et toutes ces choses que l'on rencontre dans les revues légères. Mais tout cela n'est vraiment pas sérieux.

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