ESSAI DE TYPOLOGIE DES SOCIÉTÉS SECRÈTES

La société secrète constitue un phénomène universel. Présente depuis l'antiquité, elle s'est manifestée dans tous les domaines de la vie, que cela soit la sphère politique, la sphère économique, la sphère militaire, la sphère scientifique, la sphère religieuse, la sphère artistique, notamment littéraire, ou ce qui nous concerne ici, la sphère de la Tradition et de l'occultisme. Dans le domaine politique par exemple, bien des mouvements politiques internationaux sont nés dans des arrière-salles où quelques obscurs inconnus se réunissaient pour changer le monde. Dans le domaine artistique, certains cercles surréalistes ont fonctionné comme des sociétés secrètes.

La société secrète emprunte des formes multiples, plus ou moins adaptées aux temps ou aux espaces qu'elle traverse. Des enfants aux vieillards, tous les éléments de nos sociétés ont eu et ont encore recours à la société secrète.


La société secrète constitue le vecteur habituel de manifestation du monde de l'occultisme, de la Tradition, de l'Initiation. Ce monde s'interpénètre avec tous les registres d'expression de la nature humaine. Le sublime côtoie le médiocre, le vulgaire côtoie la beauté, l'horreur, la vérité, … le mensonge, la connaissance,… dans un paradoxe vivant qui permet l'émergence de l'Êtreté. Le Divin s'élève au beau milieu de la fange.

La fascination de l'humain pour le secret, sa tendance naturelle à l'auto-hallucination et au merveilleux ont recouvert la notion de société secrète d'un vernis de superstitions et de croyances qui rend sa compréhension difficile. Notre époque moderne, par la multiplication de sociétés secrètes à prétention initiatique, qui ne s'avèrent à l'examen ni secrètes, ni initiatiques, a généré une confusion sans précédent sur la scène déjà obscure de l'occultisme, et attiré l'attention, outre des chercheurs traditionnels ou universitaires, du grand public et de journalistes en mal de sujets vendeurs, comme des services gouvernementaux de la plupart des États.


Nous allons tenter ici de donner quelques éléments de discrimination aux nombreuses personnes qui s'intéressent à l'occultisme, aux traditions, ou plus généralement aux société secrètes, afin de passer de la confusion au discernement. La confusion demeurera malgré tout, en général et en particulier, dans ce domaine, car sans doute est-elle indispensable pour dissimuler les quelques sociétés secrètes à caractère véritablement initiatique et disqualifier la foule des curieux ou des déséquilibrés qui sont attirés par le sujet.

Citons Lanza del Vasto qui avait parfaitement décrit la situation dans sa préface au livre de Louis Cattiaux "Le Message Retrouvé":


"La conjuration des imbéciles, des charlatans, et des Sages a parfaitement réussi.
Cette conjuration avait pour objet de cacher la vérité.


Les uns et les autres ont servi cette grande cause, chacun selon ses moyens : les imbéciles par le moyen de l'ignorance, les charlatans par le moyen du mensonge, les Sages par le moyen du secret…"


La volonté, la finalité d'une société secrète initiatique est de fournir à celui qui recherche, non le bonheur, mais la libération, l'éveil, quelques indices suffisants pour détecter les pistes authentiques comme les voies sans issue, et tirer profit des erreurs qu'il ne manquera pas de commettre, comme tous les questeurs authentiques l'ont fait avant lui.


Essai de définition
de la société secrète


Il ne saurait être possible de donner une définition précise et satisfaisante de la société secrète. Nous dirons simplement que la société secrète, dans le domaine traditionnel, se caractérise, non par le secret, non par le caractère fermé ou clandestin, mais par le rite. Entendons par rite, l'existence d'un corpus doctrinal et d'une praxis initiatique. Cela n'implique pas nécessairement des pratiques rituelles comme nous en avons, par exemple, dans les sociétés maçonniques, chevaleresques, rosicruciennes… connues, mais plutôt la présence d'une technicité d'éveil, de libération, précise et vérifiable, véhiculée en général par un corpus doctrinal exprimé dans un modèle du monde particulier au milieu d'origine de la dite société (hermétisme, martinisme bouddhisme, shivaïsme…).


Une telle définition, restrictive et toutefois conforme à la Tradition, éliminerait la quasi-totalité des prétendues sociétés secrètes connues, trop connues sans doute.


Nous examinerons donc l'ensemble de ce qui est généralement recouvert par l'expression "société secrète", à savoir toute organisation se présentant comme spirituelle, ésotérique, occultiste, traditionnelle, initiatique, ou toute autre qualification s'y rapportant.


Initiation
et sociétés secretes


Toutes les sociétés secrètes traditionnelles se prétendent initiatiques. Bien peu le sont, la plupart d'entre elles assument d'autres fonctions que la fonction initiatique, fonctions que nous présenterons ultérieurement. La notion générale d'initiation recouvre en effet plusieurs niveaux de logique, dont certains ne traitent pas de l'Initiation dans son sens ésotérique.

Dans ce dernier sens, l'Initiation est une question technique. Il s'agit de conquérir des états d'être non-humains, ou plus qu'humains, activant en fait et en réalité ces centres, appelés étoiles dans certaines écoles, roues dans d'autres, chakras le plus souvent, avant de procéder à une série de séparations (du corps saturnien le corps lunaire, puis le corps mercuriel, jusqu'au corps solaire selon l'hermétisme) pour la constitution finale du corps de gloire (ou corps christique, ou corps arc-en-ciel, etc.), activité mise en œuvre et déployée par des technicités précises, souvent dangereuses, de rappel de soi, de haute théurgie, d'alchimie interne, technicités d'accès à l'Êtreté ou à l' Absoluité.


Ici encore, la définition, quoique conforme à la Tradition, est restrictive. Nous rejetterons la trop pratique croyance selon laquelle "la vie est initiation".

Ceci est sans doute vrai, encore faudrait-il qu'il s'agisse d'une vie totalement consciente et unifiée. Surtout, c'est l'un des arguments mis en avant par ceux, trop nombreux, qui inventent de toute pièce de prétendus systèmes initiatiques remontant à l'antiquité.

Dans un sens plus large et cependant acceptable, l'initiation est science du changement. Le véritable changement, c'est-à-dire le passage d'un niveau logique à un niveau immédiatement supérieur comporte une mutation, un saut, une discontinuité ou transformation, du plus grand intérêt théorique, et de la plus haute importance pratique, car il permet de quitter un monde reconnu comme ombre, pour entrer dans un autre, plus "réel", même s'il n'est pas la "Réalité".


Les niveaux logiques doivent donc être reconnus et rigoureusement séparés si l'on veut éviter la confusion et user du paradoxe pour davantage de compréhension. Héraclite avait déjà relevé "l'étrange interdépendance des contraires", qu'il nommait enantiodromia. Plus une position est extrême, plus est probable une enantiodromia, une conversion en son contraire.

L'histoire des sociétés secrètes est riche en comportements enantiodromiques. En effet, en l'absence de réelle technicité d'Initiation, l'individu placé dans l'impossibilité de s'élever au niveau logique (ou a-logique) supérieur, passe à l'opposé de sa position initiale. Il demeure que passer d'un système à son opposé n'est pas un changement.

Ceci illustre, théoriquement, le mythe occidental selon lequel, l'initié doit se rendre au-delà des deux colonnes opposées, situées à l'entrée du sanctuaire. Il ressort de ceci que l'initié qui doit passer d'un monde "A" à un monde "B", immédiatement supérieur, ne saura trouver ce qui génère le passage dans le monde "A" lui-même, d'où la nécessité d'une ingérence du système "B" dans le système "A". Il ne s'agit pas d'une évolution mais d'un saut quantique.


Cette notion d'ingérence s'exprime parfaitement dans les structures pyramidales des sociétés secrètes, et dans l'articulation naturelle qui existe entre les trois grands types fonctionnels de sociétés secrètes.


Typologie fonctionnelle des sociétés secrètes
Les sociétés secrètes assument trois fonctions particulières nettement distinctes, mais complémentaires : exotérique (ou exo-ésotérique selon certains auteurs), mésotérique, ésotérique.


Sociétés de type 1 : fonction exo-ésotérique.
Cette fonction, en fait exotérique, est d'abord de nature thérapeutique. Elle consiste à rétablir chez l'individu l'alignement, la congruence, entre le corps, l'émotion et la pensée. Il s'agit bien de réconcilier l'individu avec lui-même et son environnement. Cette fonction implique également une composante culturelle non négligeable, l'individu est invité à étudier, méditer, et si possible intégrer, un modèle du monde, qualifié de spirituel, qui lui permet de trouver une réponse satisfaisante pour le mental, rassurante pour le cœur, aux grands problèmes que la vie ne cesse de lui poser.


Cette fonction, importante pour l'individu qui en bénéficie, est également régulatrice sur le plan social. En aidant l'individu à trouver un équilibre dans le monde tel qu'il est, les sociétés secrètes de ce type favorisent la stabilité et la lente évolution des systèmes politiques, économiques et sociaux dominants. La franc-maçonnerie aujourd'hui illustre parfaitement ce dernier point.


La totalité des sociétés secrètes extérieures, mais peut-on parler encore de sociétés secrètes, assument cette fonction exo-ésotérique.


Sociétés de type 2 : fonction mésotérique.
Ces sociétés, moins nombreuses et plus restreintes, constituent déjà de véritables écoles traditionnelles. Elles s'efforcent en effet de donner à leurs élèves les qualifications de base indispensables pour prétendre aborder une voie réelle. Ces qualifications peuvent varier selon les courants traditionnels, ainsi sur le courant rosicrucien, la connaissance et la maîtrise du Trium Hermeticum sera exigée, à savoir l'alchimie, l'astrologie et la magie, selon l'axe de la kabbale (des organisations spiritualistes, comme l'AMORC, n'abordant pas la question fondamentale de l'alchimie opérative, ni aucune des autres sciences d'Hermès, ne peuvent en aucun cas se prétendre rosicruciennes). Deux constantes vont caractériser cette fonction et se retrouveront invariablement dans toutes les organisations de ce type :


- L'expérimentation de l'univers comme "réponse" à une volonté commandante. Obtenir réponse de l'univers est en effet la qualité, si ce n'est la définition, du Mage, celui qui étant volonté, fait répondre l'univers.


- La recherche de l'état objectif. Afin d'illustrer ce que nous entendons par état objectif et par éveil, nous citerons ici un extrait du remarquable ouvrage d'Ouspensky, Fragments d'un enseignement inconnu (Stock, Paris 1974, p. 206).


"Le troisième état de conscience est le rappel de soi, ou conscience de soi, conscience de son être propre. Il est habituellement admis que nous avons cet état de conscience ou que nous pouvons l'avoir à volonté. Notre science et notre philosophie n'ont pas vu que nous ne possédons pas cet état de conscience et que notre désir seul est incapable de le créer en nous-mêmes, si nette que soit notre décision.


Le quatrième état de conscience est la conscience objective. Dans cet état, l'homme peut voir les choses comme elles sont. Parfois, dans ses états inférieurs de conscience, il peut avoir des éclairs de cette conscience supérieure. Les religions de tous les peuples contiennent des témoignages sur la possibilité d'un tel état de conscience, qu'elles qualifient d'"illumination", ou de divers autres noms, et disent indescriptible. Mais la seule voie correcte vers la conscience objective passe par le développement de la conscience de soi. Un homme ordinaire artificiellement amené à un état de conscience objective et ramené ensuite à son état habituel, ne se souviendra de rien et pensera simplement qu'il a perdu connaissance un certain temps. Mais, dans l'état de conscience de soi, l'homme peut avoir des éclairs de conscience objective et en garder le souvenir.


Le quatrième état de conscience représente un état tout à fait différent du précédent ; il est le résultat d'une croissance intérieure et d'un long et difficile travail sur soi.


Cependant le troisième état de conscience constitue le droit naturel de l'homme tel qu'il est et, si l'homme ne le possède pas, c'est uniquement parce que ses conditions de vie sont anormales. Sans exagération aucune, on peut dire qu'à l'époque actuelle le troisième état de conscience n'apparaît en l'homme que par de très brefs et très rares éclairs et qu'il est impossible de le rendre plus ou moins permanent sans un entraînement spécial.


Pour la grande majorité des gens, même cultivés et pensants, le principal obstacle sur la voie de la conscience de soi, c'est qu'ils croient la posséder…"


Cette référence à un état d'être central, à un axe du monde, à un Royaume du Centre est commune à toutes les traditions, son importance est considérable. Ainsi, le Maître Maçon est reçu en Chambre du Milieu, référence à un Royaume du Centre, accessible à celui qui peut cesser de penser l'univers par le jeu des multiples représentations, pour percevoir l'univers, quitter le monde diluant de l'avoir et du faire pour celui de l'être. Le processus de rappel de soi provoque une destruction des identifications et des cristallisations mentales, par conséquent les croyances qui sous-tendent la personnalité profane, la Personna, le masque, vont être détruites au cours de cette queste de l'être. Bien peu sont prêts à perdre les images qu'ils ont d'eux-mêmes et du monde, produits de leurs conditionnements multiples, source de leurs souffrances, mais aussi de quelques éphémères plaisirs.


Nous voyons donc que très peu d'organisations assument cette fonction et invitent leurs membres à déclencher ce processus. C'est pourquoi, au cours des années 1990, dans la foulée des travaux du Groupe de Thèbes, de nombreux responsables de mouvements et organisations traditionnels, rosicruciens, martinistes, maçonniques, kremmerziens, pythagoriciens et autres principalement se rassemblèrent pour échanger et mettre en commun. Une expérience semblable s'était déroulée en Italie dans les années trente, non sans succès.


Les travaux, fort riches, conduisirent les responsables traditionnels à s'interroger sur un échec partagé et constaté. La plupart des membres d'organisations initiatiques n'abordaient le plus souvent jamais la Queste elle-même et se perdaient dans les multiples considérations humaines. Ceux qui réussissaient semblaient de toute manière avoir été condamnés au succès, indépendamment du contexte traditionnel dans lequel la vie, Dieu et les dieux, les avaient conduits à opérer.


Un atelier se consacra à la mise en place d'un ensemble de techniques qui permettrait de placer le cherchant dans l'attitude juste du Questeur. De nombreuses expérimentations furent poursuivies, sur des échantillons représentatifs de personnes appartenant à diverses mouvances, mais aussi avec des populations n'appartenant à aucun mouvement particulier. De ces expérimentations, est né le Quadrant, un ensemble de quatre techniques, chacune indispensable, et totale (c'est-à-dire auto-suffisante), dont la pratique assidue et la combinaison donnèrent des résultats probants.


Il fut alors décidé par plusieurs responsables d'organisations traditionnelles, indépendamment du courant dans lequel elles s'inscrivent, de donner cet ensemble de techniques comme propédeutique obligatoire à leurs membres. Voici un extrait d'un document qui met en évidence la démarche et les objectifs recherchés :


"La vérification d'une pratique réelle est toujours comportementale:
- maîtrise de l'environnement.
- art de "plier" le temps.
- développement de l'énergie et de la solarité.
- une plus grande sérénité.
Voici quelques critères, parmi d'autres, qui vous permettront de savoir si vous êtes sur la bonne voie.


Rappelons :
La division de la conscience conduit à l'Attention.
La pratique de la Lettre A conduit à la Vacuité.
La pratique des Sons conduit à la Maîtrise du pouvoir de création.
La pratique de la Méditation de l'Infini dans le Corps conduit à la Fusion.
L'ensemble, par la présence Ici et Maintenant, permet l'Autonomie.


Autonome, signifie autosnomos, "qui se donne à lui-même sa propre loi". Cela signifie sortir du cercle des identifications, dilutions, représentations et cristallisations mentales, pour rejoindre le Centre où simplement "je suis" ou "je demeure". Ne plus "être vécu" pour vivre.


Ce n'est que dans le Centre que l'on peut se donner à soi-même sa loi, être autonome. Ce n'est que par le Centre, l'Axe de l'Être, que Théurgie et Alchimie peuvent être réalisées."


Sociétés de type 3 : fonction ésotérique.


Probablement, le qualificatif d'initiatique devrait être réservé à ce troisième type de sociétés secrètes. Ces sociétés, collégiales le plus souvent, sont conçues comme de véritables laboratoires de recherches. Elles conduisent leurs adeptes dans les phases terminales des Voies réelles, Voie d'Éveil, Voie du Corps de Gloire, Voie de la Pierre au Rouge, Voie Essentielle, Voie Extrême, les appellations sont nombreuses pour désigner cette phase où l'individu libéré de tout ce qui est humain, libéré même de la libération, accède réellement à l'Immortalité consciente et devient un dieu, en regard de son ancien état d'humain. A ce stade, il est presque déplacé de parler d'organisations, ou de sociétés, créations humaines, les termes de Lignée, d'Ordo au sens sacerdotal du terme seraient plus adéquats. La relation entre l'Instructeur et l'élève, ou le disciple (celui qui applique la discipline), constitue la base de ces Sociétés très fermées, dont les noms sont rarement prononcés, et qui demeurent inconnues, même des historiens de l'ésotérisme.


Dans certains cas, moins rares qu'on ne pourrait le penser, les Lignées, véhicules des Voies secrètes, sont préservées dans des traditions familiales, familles d'aristocrates ou de religieux souvent, mais pas nécessairement et de moins en moins. La famille conçue comme école initiatique est en effet un concept très traditionnel. Ainsi le maître indien Krishnamacharya, dépositaire de la filiation pythagoricienne indienne, a développé tout un enseignement visant à faire de la famille une école ésotérique. En Italie, des familles aristocratiques de Venise ou de Florence étaient dépositrices d'un secret initiatique. Villiers de l'Isle Adam en parle explicitement dans son roman à clef Isis. Aujourd'hui même, c'est seulement dans le cercle restreint de la famille, parfois élargi à quelques amis proches, que, pour des raisons techniques, certaines opérations secrètes peuvent être pratiquées (Voie d'Erim, Voie d'Aphrodite Rouge, Voie shivaïte du Dieu Bleu, Tradition Rose+Croix Lascaris par exemple) tout comme dans le passé ou l'antiquité, c'était le cas dans les familles de khan ou les familles pharaoniques.


Typologie structurelle
des sociétés secrètes
A ces trois grands types de sociétés secrètes, correspondent le plus souvent trois types de structures :


Des structures externes, facilement accessibles, ayant souvent pignon sur rue, affichant parfois une puissance financière étonnante.


Des structures semi-internes, appelées parfois aussi sociétés de cadres, très discrètes, mais néanmoins présentes, connues des spécialistes.


Des structures internes, insaisissables, très flexibles, parce que organismes vivants plutôt qu'organisations.


Les relations entre ces structures sont riches de modèles variés et parfois contradictoires. Elles ont été brillamment exposées dans une étude publiée dans l'ouvrage de Michel Monereau, Magie et sociétés secrètes, étude à laquelle nous renvoyons le lecteur.


Les oscillations de la scène maçonnique et occultiste


Il existe, on le constate, une articulation naturelle entre les fonctions exotérique (ou exo-ésotérique), mésotérique, et ésotérique. Cette articulation ne se manifeste nullement sur la scène traditionnelle, maçonnique et occultiste, dans les relations entre les sociétés secrètes de type 1, 2 ou 3. L'une des tentations des sociétés exotériques, qui le plus souvent recrutent largement, dans une logique quantitative, réside dans leur prétention à assumer la fonction initiatique. Or il y a une contradiction poignante entre l'initiatique et l'hédonisme personnel prôné par ces sociétés, de même qu'entre le nombre de leurs adhérents et les exigences de la démarche initiatique. La quête du bonheur se situe aux antipodes de la Queste initiatique. Il serait dangereux pour le chercheur de croire que les sociétés secrètes de ce type proposent des voies de libération. Utiles, nous l'avons vu, par leur caractère thérapeutique, elles se transforment en voie d'endormissement dès lors qu'elles prétendent à une fonction qu'elles ne sauraient assumer. Plus encore, en empruntant abusivement les noms des ordres initiatiques semi-internes et internes, elles ont obligé ces derniers à s'occulter de plus en plus, certains échappant parfois de peu à la disparition. C'est la raison pour laquelle toutes ces dérives, que chacun pourra aisément reconnaître, furent toujours dénoncées par des personnages aussi divers qu'Émile Dantinne, Jean Mallinger, qui avait combattu l'AMORC, Giuliano Kremmerz, Louis Cattiaux et bien d'autres hermétistes de valeur.


L'articulation naturelle entre les fonctions voudrait que les sociétés de type 1, exotériques et externes, confient leurs éléments les plus prometteurs aux sociétés de type 2. Ceux qui auraient traversé les difficultés inhérentes à une authentique préparation pourraient alors aborder les Voies réelles sous la conduite d'instructeurs qualifiés dans une société de type 3. Ce schéma idéal n'a semble-t-il que rarement fonctionné, malgré les efforts réitérés de certains Ordres initiatiques, à caractère véritablement ésotérique, pour susciter l'émergence d'organisations extérieures sérieuses, assumant consciemment le travail pré-initiatique. L'articulation entre les fonctions ne s'applique le plus souvent aujourd'hui qu'à des inconditionnels qui, bousculant structures et idées reçues, adoptent l'attitude héroïque, et forcent la nature à leur livrer les clefs de la Voie, puisque nul humain, nulle société, ne semble pouvoir les y aider. Mais peut-il en être autrement en Kali-yuga Cette situation a conduit les collèges internes, initiatiques, à s'ingérer dans les sociétés externes, avec une double vocation. L'ingérence a, d'une part, pour objectif d'orienter ou de ré-orienter la scène ésotérique et certaines organisations en particulier, notamment la franc-maçonnerie, considérée parfois comme apocryphe, vers l'initiatique et le divin, de les détourner d'une politique sans sagesse et aux conséquences souvent désastreuses, et, d'autre part, d'observer les éléments les plus prometteurs pour les coopter dans des organisations plus internes.


Le cas de la Franc-Maçonnerie


La Franc-maçonnerie offre une multitude de cas de figures, très différents les uns des autres. Tout d'abord, en général, les obédiences maçonniques constituent le plus souvent les organisations externes les plus stables et les plus utiles. Ignorant le plus souvent l'existence et la fonction d'ordres plus internes et à caractère plus hermétiste, elles n'en sont pas moins l'antichambre de celles-ci.


Dans le sein de la Franc-Maçonnerie, les Rites égyptiens tiennent une place à part. Pendant longtemps, les Rites égyptiens ont fonctionné exclusivement comme système de hauts grades. Aujourd'hui, l'Ordre de Memphis Misraïm, devenu une grande obédience maçonnique, comme le Grand Sanctuaire Adriatique du Rite de Misraïm et Memphis, resté plus confidentiel, ouvrent des Loges bleues. Les ordres semi-internes, comme l'Ordre Martiniste, l'O::H::T::M:: (Ordre Hermétiste Tétramégiste et Mystique ou Ordre Pythagoricien), et quelques autres, ont été considérés, parfois conçus, comme devant perfectionner la Franc-Maçonnerie, tout au moins y observer les meilleurs éléments afin de les diriger vers des structures plus internes, susceptibles de les qualifier pour les "hautes sciences". C'est plus que jamais le cas, la Franc-Maçonnerie constitue encore une école préparatoire à des courants plus hermétistes, tant en Europe continentale que dans les pays anglo-saxons (la SRIA, Societas Rosicruciana in Anglia recrute par exemple en Maçonnerie) ou sud-américains (cas des organisations de l'ex F.U.D.O.F.S.I., toujours présentes sur le continent sud-américain). Toutefois, si le mépris pour la Franc-Maçonnerie, affiché par des personnages comme Jean Mallinger, est encore partagé par certains, la majorité des membres des collèges semi-internes et internes ont conservé un profond respect pour la Maçonnerie, y compris pour les grades bleus. Beaucoup pensent qu'en manifestant toute la valeur symbolique et opérative de chaque grade, la Franc-Maçonnerie constitue davantage qu' "une simple école primaire de l'Initiation". D'ailleurs, fort discrets et peu connus, les Loges, Chapitres et autres Aéropages rassemblant des étudiants sincères et les spécialistes de l'hermétisme sont moins rares qu'on ne le croit en général : on en trouve dans la plupart des rites, dans la plupart des obédiences, le plus souvent, là où on s'y attend le moins.


La plupart des ordres martinistes ont recruté en franc-maçonnerie. Dans certains cas, rares, ce sont les rites maçonniques qui ont recruté, ou recrutent encore aujourd'hui parmi les martinistes. On a vu ainsi certaines Loges du Régime Écossais Rectifié recruter dans des ordres martinistes. Le R.E.R. présente une cohérence interne parfaite, basée sur la doctrine de Martines de Pasqually, et constitue le Rite maçonnique chrétien par excellence, c'est pourquoi il fonctionne parfois comme un ordre semi-interne conduisant à une opérativité secrète (celle de l'Ordre des Chevaliers Maçons Élus Coëns de l'Univers, fondé par Martines de Pasqually).


Dans la quasi-totalité des ordres semi-internes, la Maîtrise maçonnique est exigée, ce qui démontre l'importance de celle-ci pour la compréhension des corpus divers que proposent ces organisations.


Quelques expériences réussies


Il existe toutefois quelques exemples de collaboration réussie entre des organisations externes, semi-internes et internes. Le cas le plus connu est celui du système mis en place par Robert Ambelain à travers l'Ordre de Memphis Misraïm, et largement développé par Gérard Kloppel, son successeur. Certains membres de l'Ordre de Memphis-Misraïm peuvent être invités à rejoindre l'Ordre martiniste Initiatique. On trouve également dans le système Ambelain, un Ordre des Élus Coens, et une structure terminale rassemblant plusieurs filiations dont celles de la Rose+Croix d'Orient. L'ensemble a bien fonctionné juqu'à ces dernières années grâce à une forte centralisation, mais les problèmes inhérents à la structure maçonnique devenue trop importante pour rester une composante strictement traditionnelle, d'autres enjeux, très profanes, étant apparus, eurent raison de ce bel édifice qui a éclaté récemment. Signalons que la Tradition Ambelain est manifestée également par d'autres collèges internes qui en ont rassemblé l'ensemble des filiations, réelles ou de désir, mais qui les déploient selon une conception différente et très réservée, parfois comme complément à d'autres filiations hermétistes.


Le cas de la Grande-Bretagne est étonnant. La Société Rosicruciana in Anglia, citée plus avant, constitue la principale société secrète de la Grande Loge Unie d'Angleterre. En France, c'est naturellement dans la G.N.L.F. que cette société rosicrucienne recrute. Il semble toutefois qu'à quelques exceptions près, les membres de la S.R.I.A. se désintéressent aujourd'hui de l'hermétisme opératif. Cependant, en Grande-Bretagne, très naturellement, de nombreux rites et collèges traditionnels, aux orientations fort diverses, recrutent parmi les nombreux francs-maçons des loges bleues. Le système complexe ainsi constitué couvre presque tout le champ d'expression de la spiritualité.


L'un des cas les plus intéressants réside dans la tentative faite au début du siècle par certains adeptes de l'Ordre d'Osiris. L'Ordre d'Osiris recrutait parmi les membres des Arcana Arcanorum Maçonniques, c'est-à-dire les quatre derniers grades du Rite Maçonnique Oriental de Misraïm ou d'Égypte, échelle de Naples. Mais ce système n'étant pas toujours satisfaisant, Giuliano Kremmerz (1868-1930) créa la Fraternité Templière et Magique de Myriam. La F+T+M+M+ fut une remarquable organisation préparatoire aux opérativités osiriennes, même si certaines personnalités éminentes de ce courant comme le Prince Caetani, et Kremmerz lui-même à la fin de sa vie, considérèrent la création de la F+T+M+M+ comme une erreur. La F+T+M+M+ comme l'Ordre d'Osiris ont des survivances actuelles.


C'est en 1896 précisément que Kremmerz constitua la Fratellanza Terapeutica Magica di Myriam, Fr+ T+ M+ di Myr, que certains liront Fraternité Thérapeutique et Magique de Myriam, d'autres, non sans raison, Fraternité Templière et Magique de Myriam.


La Fr+T+M+M+ se manifesta officiellement par une circulaire le 26 décembre 1898, Kremmerz faisant état de la restauration d'une "Confrérie spirituelle magique (…) sur le modèle des très anciennes confréries sacerdotales isiaques d'Egypte, dont la Rose-Croix est l'imitation la plus récente et la plus connue" .


En fait, la Fr+T+M+M+ se situe à la conjonction de deux grands courants traditionnels, l'un venant de la Tradition des anciennes Confréries de moines rouges qui s'épanouirent secrètement au Moyen-Âge en Italie, l'autre émanant directement de la Tradition napolitaine telle qu'elle se manifeste dans l'Ordre d'Osiris.


On peut s'interroger sur les raisons qui poussèrent Kremmerz à manifester ainsi un courant aristocratique jamais destiné à une quelconque forme d'extériorisation, ce qui lui valut entre autres les reproches du Prince Don Leone Caetani (1869-1935) qui publia sous le nom d'Ottaviano le point de vue orthodoxe païen dans la revue Commentarium en 1911. Certaines lettres de la fille du Prince Caetani permettent de conclure que Kremmerz fut un humain ayant réussi à "arracher" une part d'un enseignement traditionnel fondamental propre à un Collège beaucoup plus radical , et a-humain dans son approche et son expérience du monde. Si cette petite part n'est bien qu'un pan d'un enseignement beaucoup plus vaste, il semble bien qu'elle soit essentielle. C'est sans doute pourquoi le Prince Caetani devait désapprouver Kremmerz qui, à la fin de sa vie, reconnut s'être trompé en divulguant, tant soit peu, ce qui n'était nullement destiné à l'être.


Probablement donc, un faisceau de facteurs conduisit Kremmerz à ce choix. Parmi ceux-ci, nous en retiendrons deux. Il y a d'abord la nécessité pédagogique. L'Ordre d'Osiris recrutait notamment mais pas exclusivement en Franc-Maçonnerie, principalement dans les Rites maçonniques égyptiens, particulièrement dans les quatre derniers grades de l'Échelle de Naples appelés Arcana Arcanorum. Mais les déviances et les substitutions propres à la Franc-Maçonnerie avaient fini par affecter également les Rites maçonniques égyptiens, rendant cette procédure insatisfaisante (c'est pourquoi aujourd'hui beaucoup de Maçons qui croient posséder les derniers degrés dans les obédiences de Misraïm ou de Memphis-Misraïm, ignorent en fait la teneur réelle de ces degrés). Ainsi Kremmerz envisagea de créer une École préparatoire, de nature isiaque, conduisant au Collège Hermétique, de nature osirienne, école qui eut, et qui conserve une grande influence.


Les Arcana Arcanorum
Les Arcana Arcanorum, qui ont fait couler beaucoup d'encre fort mal à propos ces dernières années, créant ainsi un mythe bien inutile, constituent les grades terminaux de plusieurs ordres semi-internes, ou encore les pratiques "terminales" de plusieurs systèmes traditionnels.


Il convient de distinguer le système des frères Bédarride, basé sur la Kabbale et le Régime de Naples, qui constitue le véritable système des A.A.. Les A.A. sont présents également dans certaines branches de l'O::H::T::M::, et dans d'autres Ordres ou Collèges hermétistes.


Les Arcana Arcanorum sont définis par Jean Pierre Giudicelli de Cressac Bachelerie, dans son livre De la Rose Rouge à la Croix d'Or, Éditions Axis Mundi (Paris - 1988), à la page 67 : "Cet enseignement concerne une théurgie, c'est-à-dire une mise en relation avec des éons-guides qui doivent prendre le relais pour faire comprendre un processus, mais aussi une voie alchimique très fermée qui est un Nei Tan, c'est-à-dire une voie interne."


Les Arcana Arcanorum maçonniques sont en réalité, davantage que les grades terminaux de la maçonnerie égyptienne, l'introduction à un autre système. En fait, nous n'avons trouvé à ce jour aucun responsable d'organisations traditionnelles maçonniques et autres détenant la totalité du système, la majorité ignorant même le contenu réel des A.A.. Les A.A. constituent en fait une qualification pour d'autres ordres plus internes rattachés au courant osirien ou pythagoricien ou encore au courant des anciens Rose+Croix, comme l'Ordre des Rose+Croix d'Or d'ancien système, l'Ordre des Frères Initiés d'Asie, et d'autres, restés inconnus, échappant ainsi à la recherche historique et surtout aux problèmes humains. Jean Pierre Giudicelli de Cressac Bachelerie, faisant référence à Brunelli, confirme dans son livre, déjà cité, De la Rose Rouge à la Croix d'Or, à la page 79, que les A.A. constituent en fait l'introduction à d'autres ordres: "Comme l'a indiqué le G.M. Brunelli dans ses remarquables ouvrages sur les rites de Misraïm et Memphis, d'autres ordres succèdent aux Arcana Arcanorum. Mais nous sortons ici de l'aspect maçonnique pour découvrir quatre ou cinq autres ordres (Grand Ordre Égyptien, Rites Égyptiens ainsi que trois autres que nous ne pouvons mentionner)." De plus, certaines organisations traditionnelles, n'utilisant pas l'appellation "Arcana Arcanorum", détiennent totalité ou partie de l'ensemble théurgique des A.A., cas par exemple de l'Ordre de l'Aurum Solis, qui constitue une émanation de l'École de Florence et n'a aucun lien, contrairement à ce que certains affirment, avec le courant anglo-saxon de la Golden Dawn.


Le système complet des Arcana Arcanorum, dont la maçonnerie égyptienne ne détiendrait donc qu'une partie, comporte en fait trois disciplines :


Théurgie et Kabbale angélique : avec notamment les invocations des 4, des 7, et la grande opération des 72.


Alchimies métalliques : parmi différentes voies, les documents en notre possession semblent donner la priorité à la voie de l'Antimoine, mais d'autres voies, notamment la voie de la Salamandre semble constituer un élément central de ce système, car relevant à la fois de la voie externe et de la voie interne.


Alchimies internes : selon les courants internes, les voies pratiquées diffèrent, moins techniquement que par leurs environnements philosophiques et mythiques respectifs, parfois totalement opposés. Les alchimies internes, tout comme d'ailleurs les alchimies métalliques trouveraient leur origine en Orient et, plus particulièrement, selon Alain Daniélou, dans le Shivaïsme. Quoi qu'il en soit, elles font partie de l'héritage traditionnel occidental depuis au moins deux millénaires, comme l'attestent certains papyrus égyptiens.


C'est bien sûr dans ce dernier aspect des alchimies internes que l'on retrouve les aspects plus spécifiquement osiriens des A.A.. Il est probable qu'au Moyen-Âge et à la Renaissance, ce système était exclusivement chaldéo-égyptien. Ce serait peu à peu, et principalement dans ses aspects magiques et théurgiques, que le système aurait subi, dans certaines structures traditionnelles, une "christianisation" ou une "hébraïsation". On trouve parfois à ce sujet l'expression "christianisme chaldéen".


Ce serait une erreur de prendre la typologie présentée dans la première partie de ce travail comme un modèle absolu, elle n'est qu'une grille de lecture, utile dans certains cas, d'un monde très complexe. Le monde secret est un monde vivant, fait de processus, de changements, d'accidents, un monde éminemment riche, mais qui n'est pas fait pour le naïf.


En conclusion à cette introduction, incitation au voyage dans le Monde Secret, il convient de rappeler le caractère héroïque de la Queste, attesté par toutes les sagas. Toutes les Traditions ont décrit les Voies réelles par des métaphores guerrières. Ce n'est pas seulement une figure de style, c'est l'indication précise des qualités requises pour partir à l'assaut de la Citadelle de l'Être. La connaissance est Science et Art, Science, car chaque phase est vérifiable, expérimentalement, Art car l'adepte est un créateur, il n'est plus simple acteur de ce monde, mais réellement son créateur et son ordonnateur.


R.B.
Bibliographie succincte pour approfondir la philosophie de l'occultisme et de l'hermétisme, et l'histoire et la spécificité des sociétés secrètes présentes ou actives au cours du XXe siècle:
- Robert Amadou, L'occultisme, esquisse d'un monde vivant, Éditions Chanteloup, Paris 1987.
- Giuliano Kremmerz, Introduction à la science hermétique, Éditions Axis Mundi, Paris 1986.
- Massimo Introvigne, Il cappello del mago, Sugarco Edizioni, 1990.
- Serge Caillet, Sâr Hiéronymus et la F.U.D.O.S.I., Cariscript, 1986.
- Pierre Barrucand, Les sociétés secrètes, entretiens avec Robert Amadou, Éditions Pierre Horay, 1978.
- Jean-Pierre Giudicelli de Cressac Bachelerie, De la Rose Rouge à la Croix d'Or, Éditions Axis Mundi Paris 1988.
- La revue L'Originel (25 rue Saulnier, 75009 Paris) a consacré plusieurs numéros, les numéros 2 à 5, aux sociétés secrètes et aux mouvements traditionnels.
- La revue L'Esprit des Choses publiée par le CIREM, Centre International de Recherches et d'Études Martinistes (BP 08, 58130 Guérigny), a publié de nombreuses études et documents sur les rites égyptiens, Cagliostro et les Arcana Arcanorum.



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