Contre Flaccus Ou De La Providence
PHILON D'ALEXANDRIE


[1] Le second après Séjan, Flaccus Avilius persécuta les Juifs.[2] N'ayant pas réussi, car il avait pour cela moins de moyens que l'autre, à frapper la nation entière, il accabla ceux qu'il put atteindre des maux les plus graves. Bien qu'il parût n'en vouloir qu'à une partie de nos frères, il étendit néanmoins ses vexations sur eux en tous lieux, plutôt par des manœuvres perfides que par la force. Chez les hommes que la nature a faits enclins à la tyrannie, la malice et la trahison suppléent à la puissance.
[2] Tibère avait admis Flaccus au nombre de ses familiers.[3] Après la mort de Sévère, président d'Égypte, Flaccus reçut le gouvernement de ce pays et d'Alexandrie.[4] C'était un très honnête homme, du moins le jugeait-on tel sur les indices qu'il en donna au début.
[3] Il se montra en effet actif, assidu, pénétrant, habile à agir, autant qu'à parler et à deviner même ce qu'on n'avait pas encore dit. Aussi en peu de temps fut-il très instruit des affaires de l'Egypte, qui sont si diverses et si multiples, que ceux-là même qui s'y appliquent dès le premier âge ont peine à les approfondir.
La foule des scribes était devenue inutile: il n'y avait point de chose grande ou petite qu'il ne connût. Il était arrivé non seulement à surpasser les autres, mais encore, à force de zèle, à quitter le rôle de disciple et à se faire le maître de ceux dont il avait reçu les leçons. [4] Toutefois les talents nécessaires pour recevoir et rendre des comptes, pour employer des revenus, bien qu'ils soient estimables et indispensables au gouvernement, ne supposent pas dans une âme tout ce qu'il faut pour la rendre digne du pouvoir; chez Flaccus, les marques d'un caractère magnifique et royal brillaient avec plus d'éclat encore. Il se montrait plein de la gravité et de la majesté qui conviennent au commandement. Il jugeait les affaires d'importance de concert avec les principaux citoyens; il abaissa les superbes, interdit les réunions des gens sans aveu et de la plèbe, les Hétéries et les confréries qui couvraient la débauche et l'ivrognerie du manteau de la religion.[5] Il punit sévèrement ceux qui résistèrent.[6]
[5] Ayant mis l'ordre dans la ville et dans la province, il donna son attention et ses soins aux troupes, organisant, exerçant, choisissant, avec l'aide des chefs, fantassins, cavaliers et vélites; veillant à ce que chacun reçût sa solde, n'eût ni raison ni prétexte de vol et de pillage, s'occupât de son service et ne fût point attiré ailleurs: car il savait qu'il était avant tout commis ail maintien de la paix.
[6] Eh quoi! dira-t-on, vous qui vous annoncez comme accusateur, loin d'alléguer un seul grief, vous produisez une longue suite d'éloges? Avez-vous perdu la raison? Non, cher lecteur, je ne déraisonne pas, je ne suis pas insensé au point de ne pas me rendre compte de ce que je fais. [7] Je loue Flaccus, non parce qu'il convient de vanter un ennemi, mais pour rendre sa scélératesse plus évidente. Celui qui fait le mal par ignorance a quelque droit au pardon; celui qui le commet, sachant ce qu'il fait, n'a pas d'excuse: il est condamné d'avance au tribunal de sa conscience.
[8] Flaccus avait reçu le gouvernement de l'Egypte pour six ans. Durant les cinq premières années, et, tant que vécut Tibère, il maintint la paix et gouverna avec tant de fermeté et d'énergie, qu'il surpassa toue les présidents qui l'avaient précédé. [9] La dernière année, quand Tibère fut mort, lorsque Caïus fut au pouvoir, il laissa tout aller, soit à cause de la douleur qu'il ressentit de la perte du prince, car il l'aimait beaucoup, ainsi qu'il le montra par un chagrin persévérant, et les larmes abondantes qu'il répandit, soit qu'il fût hostile au successeur de Tibère, parce qu'il s'était attaché plutôt à la descendance légitime de l'Empereur[7] qu'à sa descendance adoptive, soit enfin qu'il fût un de ceux dont les délations avaient fait périr la mère de Caïus, ce qui avait paru jusque-là oublié dans la crainte d'une plus grande ruine.[8] [10] Toutefois il résista quelque temps à son chagrin et n'abandonna pas complètement la direction des affaires.
Mais quand il apprit que le petit-fils de Tibère, cousin-germain de Caïus et héritier avec lui de l'empire, avait été tué par ordre de ce dernier, accablé de ce coup terrible, il se jeta à terre où il demeura longtemps privé de la parole et du sentiment. [11] Si ce jeune prince eût vécu, il n'aurait pas perdu tout espoir de salut; mais, lui mort, il sembla à Flaccus que toutes ses espérances périssaient avec lui. Quelque chance de secours lui restait pourtant dans l'amitié de Macron qui d'abord jouit d'une haute influence auprès de Caïus; il passait pour avoir contribué plus que personne à l'élever au principat et même pour l'avoir sauvé. [12] Plus d'une fois, Tibère avait résolu de se défaire de Caïus qu'il jugeait méchant et indigne du pouvoir; il craignait son ressentiment contre son petit-fils, et qu'après sa mort il n'assassinât cet enfant. Macron travailla à vaincre ces défiances, faisant l'éloge de Caïus dont il vantait le caractère simple et inoffensif, ajoutant qu'il affectionnait beaucoup son cousin et qu'il lui abandonnerait volontiers tout l'empire ou la meilleure partie. [13] Tibère, trompé,[9] épargna l'ennemi le plus acharné de sa personne, de son petit-fils, de sa famille, de Macron son intercesseur, de tout le genre humain.
[14] Lorsque Macron le vit abandonner le droit chemin et se livrer sans frein à toutes ses passions, il essaya de le ramener par ses conseils, pensant que c'était toujours le même Caïus si docile et si modeste autrefois, du vivant de Tibère; mais l'infortuné, devenu un embarras, un fardeau inutile, paya de sa vie son excès d'amitié avec lui périrent sa femme et ses enfants. [15]Lorsque Caïus le voyait venir, il disait à ceux qui l'entouraient: " Ne rions pas, prenons un visage austère; voilà le maître rigoureux et morose, le précepteur nouveau d'un homme affranchi depuis longtemps de la férule des pédagogues! "
[16] Quand Flaccus apprit la mort de celui en qui il avait placé sa dernière espérance, désormais sans courage, tout entier à son désespoir, il laissa échapper le gouvernement de ses mains. [17] Mais lorsque l'impuissance du magistrat est avouée, il ne peut manquer d'arriver que les sujets deviennent insolents, surtout s'ils sont d'un tempérament irritable, comme les Egyptiens, chez qui la moindre étincelle suffit pour allumer un vaste incendie.
[18] Dans cette situation périlleuse et remplie d'angoisse, Flaccus changea de conduite et d'attitude, pour devenir méchant. Il commença par se détacher de ses meilleurs amis, il caressa au contraire ceux qui depuis le commencement de sa magistrature étaient ses ennemis déclarés, et les consulta sur toutes les affaires. [19] Mais ceux-ci, fidèles à leur rancune, feignant dans leurs discours une réconciliation trompeuse, couvaient en réalité leur haine. Cette amitié de théâtre mit tout entier Flaccus en leurs mains. Le gouverneur devint sujet, les sujets devinrent les maîtres, et formulèrent les édits les plus funestes qu'ils contresignaient aussitôt et qu'ils exécutaient eux-mêmes.
[20] Ils se servaient de lui comme d'un masque muet sur la scène, et se couvraient comme d'un manteau du nom du gouverneur; c'étaient des Denis, démagogues dangereux, des Lampon, scribes misérables, des Isidore, gens séditieux, fauteurs de troubles et de désordres, perturbateurs de l'État;[10] ce nom, du reste, leur est demeuré.
[21] Tous ces misérables conjurés, ayant arrêté contre les Juifs un décret terrible, vont en secret trouver Flaccus et lui disent: [22] " Tu as perdu ton espoir, le jeune Tibère Néron; l'ami sur lequel tu comptais après lui, Macron, n'est plus; tu n'as rien de bon à espérer de l'Empereur; nous voulons te trouver un avocat puisant qui te concilie la faveur de Caïus. [23] Cet avocat, c'est la ville d'Alexandrie, qui a toujours été en honneur dans la famille d'Auguste et est encore à présent en grande faveur auprès du prince; Alexandrie te servira si elle reçoit des marques de ton amitié, et tu ne peux rien lui faire de plus agréable que de lui livrer et abandonner les Juifs. "[11] [24] Sur cela le président, qui aurait dû les chasser comme perturbateurs de la paix et ennemis publics, souscrivit à leurs propositions.
Ses vexations furent sourdes d'abord: dans les procès, il fit pencher la balance du côté de nos adversaires et se montra inique. Chaque fois qu'un Juif se présentait en justice, il lui témoignait de l'aversion et le rudoyait. [25] Puis sa malveillance se déclara ouvertement; enfin son inimitié, plus factice que naturelle, fut augmentée par l'événement que je vais raconter.
Caïus César avait donné à Agrippa, petit-fils d'Hérode, le tiers du royaume de son grand-père qui avait été sous la domination de Philippe, oncle du nouveau roi.[12] [26] Comme il allait partir pour son gouvernement, l'Empereur lui conseilla de ne pas s'embarquer à Brindes, pour la Syrie, parce que la traversée était longue et pénible, mais d'attendre les vents Étésiens et de prendre un chemin plus court par Alexandrie: les navires égyptiens étaient rapides, leurs pilotes fort habiles, et, même des conducteurs de char dans l'arène, dirigeaient leur course en droite ligne. [27] Le conseil était bon et venait du maître.Agrippa obéit, alla à Putéoli[13] et y trouva des vaisseaux alexandrins prêts à mettre à la voile. Il s'y embarqua avec sa suite, et après quelques jours d'une navigation favorable, il descendit à Alexandrie sans que personne en sût rien; il avait commandé au pilote, quand on serait sur le soir, en vue du phare, de plier les voiles, de tenir la mer jusqu'à la nuit, afin de pouvoir entrer lui-même dans le port à la faveur des ténèbres, débarquer dans la ville endormie, et arriver chezson hôte[14] sans être vu. [28] Il ne voyageait avec tant de simplicité que pour sortir au plus tôt de la ville sans qu'on le remarquât. Il ne venait pas d'ailleurs la visiter, il l'avait vue déjà auparavant, en se rendant à Rome, près de Tibère; il ne désirait rien qu'un prompt retour dans son pays.[15]
[29] Mais les Egyptiens, dont l'envie est le défaut naturel, crevaient de dépit; car ils ressentent comme un malheur tout ce qui peut arriver d'heureux à autrui. Leur ancienne haine contre les Juifs se réveilla. Ils ne purent souffrir qu'il y eût un roi des Juifs, comme si Agrippa eût perdu son droit au royaume de ses ancêtres. [30] Le misérable Flaccus est donc de nouveau en butte aux excitations de ceux qui l'entourent et qui cherchent à lui inspirer leur jalousie: " L'arrivée de cet homme sera ta ruine; il s'environne d'un faste et d'une splendeur qui t'éclipsent, il attire les regards de la foule par l'éclat des boucliers d'or et d'argent de ses gardes. [31] Qu'avait-il besoin de venir dans une province qui n'est pas la sienne, quand les vaisseaux pouvaient directement le conduire dans son royaume? Caïus eût-il autorisé et même ordonné ce séjour, ne devait-il pas, lui, solliciter son départ, pour ne pas écraser le président de sa fortune et éclipser sa gloire par ses magnificences !"
[32] Ces discours irritèrent Flaccus; néanmoins, en public, il se montrait affable et prévenant pour Agrippa, dans la crainte d'offenser celui qui l'envoyait, mais en secret sa jalousie et sa haine se faisaient jour. N'osant pas agir en face, il outragea indirectement le roi. [33] Il souffrit que la canaille de la ville, ramas d'oisifs et de fainéants, dont la seule occupation est de médire d'autrui et de faire sur chacun des lazzis, poursuivit Agrippa de ses quolibets et de ses injures. Peut-être en avait-il donné lui-même l'exemple, peut-être y poussa-t-il la foule par l'entremise des gens qui font métier de ces basses intrigues. [34] L'occasion parut bonne; le roi devint tout le jour, dans le gymnase, l'objet des bouffonneries et des sarcasmes; on se servit des compositeurs de pantomimes et d'autres faiseurs de farces qui lançaient contre lui des traits satiriques et produisaient ainsi la bassesse de leur esprit, plus docile et plus porté à ces obscénités qu'aux conceptions nobles et sérieuses.
[35] J'accuse à faux, dira-t-on? Mais alors pourquoi le président indigné ne blâma-t-il point, ne réprima-t-il pas ces insolences envers un si haut personnage? Ne se fussent-elles point adressées à un roi, elles s'attaquaient du moins à un familier de César, qui avait bien droit d'être honoré de quelque privilège. Ce sont là des preuves évidentes que Flaccus autorisa ces farces malséantes. Celui qui, pouvant châtier ou empêcher quelqu'un de mal faire, ne l'empêche même pas, montre clairement qu'il l'excite.
Quand une plèbe désordonnée a trouvé l'occasion de mal faire, elle ne lâche point prise aisément et se porte d'excès en excès. [36] Il y avait à Alexandrie un fou, nommé Carabas, non pas de ceux dont la folie sauvage et furieuse se tourne contre eux-mêmes ou contre ceux qui les approchent; il était d'humeur douce et tranquille. [37] Ce fou, bravant le froid et le chaud, errait jour et nuit dans les rues, servant de jouetaux jeunes gens et aux enfants désœuvrés. On traîna ce misérable au gymnase, là on l'établit sur un lieu élevé afin qu'il fût aperçu de tous. On lui plaça sur la tête une large feuille de papier en guise de diadème, sur le corps une natte grossière en guise de manteau; quelqu'un ayant vu sur le chemin un roseau, le ramassa et le lui mit dans la main en place de sceptre. [38] Après l'avoir orné ainsi des insignes de la royauté et transformé en roi de théâtre, des jeunes gens, portant des bâtons sur leurs épaules, formèrent autour de sa personne comme une garde; puis les uns vinrent le saluer, d'autres lui demander justice, d'autres lui donner conseil sur les affaires publiques. [39] La foule environnante l'acclama à grande voix, le saluant du titre de Marin, mot qui en syriaque signifie, dit-on, prince.[16] Or ils savaient bien qu'Agrippa était d'origine syrienne,[17] et que la plus grande partie de son royaume était en Syrie.[18]
[40] Flaccus eut connaissance de cette comédie; que dis-je? Il la vit, et, quand son devoir lui prescrivait de jeter en prison ce fou pour ôter aux insulteurs moyen d'exercer leur insolence envers d'honnêtes gens, de punir ces histrions qui avaient osé poursuivre d'outrages directs ou détournés un roi, ami de César, honoré par le sénat romain de la dignité prétorienne,[19] non seulement il ne leur infligea aucun châtiment, mais il ne daigna pas même les réprimer; il donna carrière aux méchants et aux envieux en feignant de ne rien voir et de ne rien entendre.
[41] Quand la foule s'en aperçut (je ne parle pas du peuple honnête, mais de cette plèbe dont la vie entière se passe dans la fainéantise, la malice et le désordre), elle entreprit une grande trahison. Elle se rassembla de grand matin au théâtre; Flaccus avait été gagné par l'entremise des misérables dont ce magistrat inconstant et ambitieux subissait l'influence, pour le malheur public et pour sa propre ruine. Tous s'écrièrent d'une seule voix qu'il fallait dresser des statues dans les proseuques.[20] C'était le forfait le plus abominable et le plus inouï qu'on pût imaginer. [42] Ils le comprenaient bien, et avec l'habileté que les Egyptiens portent dans la malice, ils se couvrirent du nom de César contre lequel on ne peut invoquer les lois.
[43] Que fit alors le président? Il savait bien pourtant qu'il y avait dans la ville et dans tout le pays deux sortes de sujets, nous et le reste des citoyens; il n'ignorait pas qu'un million de Juifs habitent Alexandrie et l'Egypte depuis Catabathmos en Libye jusqu'aux frontières de l'Ethiopie;[21] il savait que cette entreprise les atteignait tous, qu'il était mauvais de toucher aux bonnes coutumes du pays: sans en tenir compte, il autorisa la dédicace des proseuques à Caïus. Il avait pourtant mille moyens d'empêcher cette profanation, pouvant, comme gouverneur, réprimer les mutins, ou, comme ami, les dissuader de cette entreprise. [44] Loin de là il se fit complice du forfait, y prêta son concours, et se plut, autant qu'il fut en lui, à donner de l'excitation et des aliments à la sédition.
[45] Peu s'en fallutqu'il ne remplit le monde de guerres civiles: il était manifeste en effet que le bruit de la violation des proseuques, qui courait déjà dans le pays d'Alexandrie, devait se répandre dans tous les nomes de l'Egypte, de là se propager aux nations de l'Orient, et, d'autre part, du pays de Maria, situé sur les confins de la Libye, aller jusqu'aux peuples de l'Occident. [46] Les Juifs, à cause de leur multitude, ne peuvent tous habiter le même pays; c'est pourquoi ils sont dispersés dans toute l'Europe et l'Asie; ils ont des établissements dans la plupart des villes les plus fortunées des îles et du continent, et regardent comme leur métropole la ville sainte dans laquelle s'élève le temple consacré au très Haut. Parmi les villes qu'ils occupent, les unes leur ont été laissées par leurs pères, leurs aïeux et une longue suite d'ancêtres; ils les considèrent comme leur patrie, c'est là qu'ils sont nés, qu'ils ont été élevés; les autres sont nouvellement bâties et ils y sont venus demeurer après avoir gagné la faveur des princes qui les ont fondées. [47] Or il était à craindre qu'on ne trouvât là une occasion de maltraiter partout les Juifs, d'abolir leurs anciens usages et de profaner leurs lieux saints.
[48] La situation était grave et de nature à les exaspérer, bien qu'ils soient d'un tempérament doux et paisible: où sont les hommes qui ne sont pas plus touchés du danger qui menace les usages nationaux que de celui qui menace leur propre vie? Serions-nous les seuls sous le soleil que l'on priverait de lieux saints où nous puissions témoigner à nos bienfaiteurs notre reconnaissance, et, ce qui nous serait une privation mille fois plus cruelle que la mort, où nous puissions exercer entre nous la bienfaisance[22] ?
[49] N'avons-nous pas le droit de dire à nos ennemis: " Vous ne voyez pas qu'ainsi, loin d'accorder de nouveaux honneurs aux princes vous leur en retirez! Partout les synagogues des Juifs sont des foyers de vénération pour la famille d'Auguste; si vous nous les enlevez, quel théâtre, quel moyen de se produire laissez-vous à notre respect? [50] Et si nous négligeons d'honorer des princes dont la protection nous permet de vivre sous nos lois, cette ingratitude ne nous rendra-t-elle pas dignes des plus grandes peines? Enfin ne pourrons-nous conserver sans crime nos institutions qu'Auguste lui-même a confirmées et protégées? Nous blâmera-t-on de ne pas enfreindre volontiers la loi, de rester attachés aux saines traditions? Mais quand le contraire arrive, c'est une faute que l'on punit chez tous les autres hommes. "
[51] Cependant Flaccus, soit en disant ce qu'il fallait taire, soit en taisant ce qu'il fallait dire, cherchait à nous perdre. Quel était le but, de ceux qu'il favorisait ainsi? Voulaient-ils honorer César? Il ne manquait pas dans Alexandrie de temples où ils pouvaient, sans obstacle, ériger toutes les statues qu'ils voudraient; les plus grands et les plus beaux quartiers de la ville en étaient remplis. [52] Mais nos ennemis avaient calculé cette manœuvre de façon qu'en nous persécutant ils ne parussent nous faire aucun mal, et qu'il nous fût dangereux de mus plaindre de leurs vexations. Et pensez-vous, gens courageux,[23] que ce soit rendre hommage à l'Empereur que de violer les lois, d'abolir les traditions des ancêtres, d'outrager des concitoyens, et de donner aux autres villes l'exemple de la discorde?
[53] Quand Flaccus vit que cette tentative contre notre loi réussissait et qu'il avait pu supprimer nos proseuques au point de n'en laisser pas même subsister le nom, il nous attaqua sur un autre point et voulut nous ôter nos droits politiques, afin qu'ayant perdu cette ancre sacrée à laquelle est attachée toute notre existence, c'est-à-dire nos institutions religieuses et no droits politiques, nous fussions en proie aux plus affreuses calamités, et désormais sans aide ni défense.[24]
[54] Quelques jours après il fit donc un édit où nous étions qualifiés d'étrangers.[25] On ne voulut point nom entendre, nous fûmes condamnés sans jugement; quoi de plus tyrannique et de plus arbitraire? Il fut tout à la fois accusateur, adversaire, témoin, juge et bourreau.
A ces deux iniquités il en ajouta une troisième, ce fut de permettre à qui le voulut de traiter les juifs comme les habitants d'une ville prise. [55] Que font alors les Alexandrins qui se sentent encouragés? La ville est divisée en cinq quartiers qui portent le nom des premières lettres de l'alphabet; deux de ces quartiers sont appelés Juifs, parce que la plus grande partie des Juifs y habite, bien qu'ils soient épars et nombreux dans les autres. Que font nos ennemis? Ils chassent les Juifs de quatre quartiers et les refoulent dans un coin étroit du cinquième. [56] Ils s'y trouvèrent entassés à ce point que les malheureux, dépouillés de tout ce qu'ils possédaient, se répandirent sur le rivage, cherchèrent un asile dans les tombeaux et jusque dans les fosses à fumier.
Cependant on se jeta sur leurs maisons désertes pour les piller; comme en temps de guerre on se partagea le butin. Aucune résistance ne s'étant produite,[26] les boutiques des Juifs, qui étaient fermées à l'occasion du deuil de Drusilla,[27] furent enfoncées; la foule fit main basse sur tout ce qu'elle trouva (et ce fut considérable), le traîna sur la place publique et s'appropria le bien d'autrui.
[57] Le pillage, toutefois, causait moins de tort que l'interruption du négoce; le créancier perdait ses gages,[28] le cultivateur, le matelot, le marchand, l'artisan, ne pouvaient se livrer à leur métier. On leur préparait une affreuse misère, non seulement en les dépouillant en un seul jour de tout ce qu'ils possédaient, mais surtout en les empêchant de continuer le trafic qui les faisait vivre.
[58] Tout cela sans doute était bien cruel, mais pourtant supportable, comparé à ce qui suivit. C'est chose pénible que la pauvreté, surtout quand elle est imposée par des ennemis, moins pénible cependant que le mauvais traitement, quel qu'il soit, qui touche aux personnes. [59] Or, nos frères furent affligés de tant de misères que les mots les plus énergiques, tels qu'outrages et tourments, ne peuvent les exprimer. Comparée à la cruauté dont ils furent victimes, la conduite que des vainqueurs tiennent envers leurs ennemis vaincus est de la clémence et de la douceur. [60] Les vainqueurs, en effet, prennent l'argent et font des prisonniers, mais il n'y a en cela de péril que pour les richesses et pour la liberté; les vainqueurs souffrent même que beaucoup soient rachetés par leurs proches et leurs amis et se laissent toucher à la pitié ou à l'amour de l'or. Qu'importe d'ailleurs à ceux qui échappent le moyen de salut, le motif qui les sauve? [61]L'ennemi ensevelit ceux qui succombent sur le champ de bataille, et même à ses frais, quand il est équitable et humain. Ceux dont la haine s'étend jusqu'aux morts acceptent des trêves pour enlever les cadavres, afin que les derniers honneurs leur soient rendus. [62] Voilà ce que font en guerre les plus cruels ennemis; voyons maintenant comment, en pleine paix, nous avons été traités par ceux qui étaient peu auparavant nos amis.
Après avoir pillé les maisons et chassé les Juifs de tous les quartiers, ils les cernèrent de toutes parts, comme font des ennemis, et les réduisirent à la plus horrible famine. Les Juifs avaient sous leurs yeux leurs petits enfants et leurs femmes qui mouraient de faim; [63] et cependant l'abondance régnait dans tout le pays, le fleuve avait largement inondé les campagnes, il y avait cette année une immense quantité de froment. Cédant à la famine, ils allaient, contre leur coutume, frapper à la porte de leurs proches et de leurs amis pour demander le nécessaire. [64] Quelques-uns plus fiers, rougissant de s'abaisser au rôle servile de mendiants, se rendirent, les infortunés! sur la place publique, dans le seul but d'acheter des vivres pour eux et leurs familles. [65] Aussitôt qu'elle les aperçut, la populace soulevée s'empara d'eux et les massacra; leurs cadavres furent traînés par toute la ville, au point que pas un de leurs membres ne resta pour la sépulture.
[66] La rage populaire fit beaucoup d'autres victimes; ivre de sang, pareille à une bête féroce, la foule inventa de nouvelles formes de supplices. Partout où l'on trouvait des Juifs on les attaquait à coups de pierres ou à coups de bâton; on se tardait toutefois de les frapper d'abord aux endroits mortels, dans la crainte qu'une mort trop prompte leur épargnât quelque souffrance.
[67] Il y en eut qui, à la faveur du désordre, trouvant les pierres et le bâton incommodes et grossiers, prirent les armes les plus promptes et les plus efficaces, le fer et le feu. Beaucoup de malheureux furent passés au fil de l'épée ou périrent dans les flammes. [68] On vit des familles entières, des maris avec leurs femmes, de petits enfants avec leurs parents inhumainement traînés et brûlés vifs dans les rues. On ne respecta ni la vieillesse, ni la jeunesse, ni l'innocence du premier âge. Quand le bois venait à manquer, on entassait autour des victimes des branches d'arbre, afin que la fumée les suffoquant leur apportât une mort plus lente et plus terrible, et leurs cadavres à demi consumés gisaient çà et là, spectacle lamentable et plein d'horreur! [69] Lorsque ceux qui étaient allés chercher du bois tardaient à revenir, on mettait le feu au mobilier de ceux qu'on avait pillés, on brûlait à la fois les biens et leurs maîtres. Cependant on réservait ce qu'il y avait de plus précieux, et on n'employait au bûcher, en guise de bois commun, que ce qui n'avait pas de valeur.
[70] Il y en eut d'autres à qui on mit une corde au pied, qui furent de la sorte traînés par les rues, foulés aux pieds, et subirent la mort la plus cruelle. [71] Comme si ce n'eût pas été assez d'un tel supplice, on s'acharna sur leurs cadavres, que l'on traîna dans toutes les rues jusqu'à ce que leur peau fût déchirée avec leurs nerfs et leurs chairs, et que leurs lambeaux épars fussent restéspièce à pièce attachés aux aspérités du sol.
[72] Devant ces horribles spectacles, quelques Egyptiens jouaient, comme au théâtre, la douleur; mais ceux qui montraient une douleur vraie du supplice de leurs proches et de leurs amis expiaient cette pitié pourtant si légitime: on les battait, on les fouettait et, après leur avoir infligé tous les tourments que leurs corps pouvaient supporter, on les mettait enfin en croix.
[73] Flaccus, après avoir saccagé et ruiné les maisons des Juifs, après n'avoir laissé aucune portion de nos frères à l'abri de la persécution, montra qu'il n'était pas à bout d'inventions criminelles et imagina le plus abominable forfait. [74] Notre ethnarque étant mort, Auguste, notre bienfaisant protecteur,[29] avait institué un sénat ou conseil des Juifs; il avait, au sujet de sa formation, écrit à Magnus Maximus, président désigné d'Egypte et des pays voisins. Flaccus fit saisir trente-huit membres de ce sénat qu'on trouva dans leurs maisons, et donna aussitôt l'ordre de les enchaîner. Ces vieillards, les mains liées derrière le dos avec des cordes ou même des fers, furent conduits au théâtre en grande pompe, triste spectacle aussi bien à cause du temps que du lieu! [75] Là, sous les yeux de leurs ennemis, assis en cercle autour d'eux, et après qu'on les eut mis tout nus pour comble d'ignominie, il les fit battre de verges, comme de vils scélérats. Il y en eut qui furent maltraités au point de rendre l'âme pendant qu'on les emportait, d'autres languirent plus longtemps sans espoir de recouvrer jamais la santé.[30]
[76] Bien que cette atroce iniquité ait été révélée ailleurs,[31] il n'est pas hors de propos de la rappeler ici, pour la rendre plus notoire. Trois de nos sénateurs, Evodius, Tryphon et Andron, avaient été indignement dépouillés de leurs biens, et leurs maisons mises à sac. Le président le savait; il l'avait appris, lorsque, sous prétexte de rétablir la concorde entre les partis, il avait tout d'abord mandé nos magistrats.[ 77] Il les savait dépouillés, et cependant les faisait fouetter sous les yeux de leurs spoliateurs; il aggravait le dénuement des uns par les tortures corporelles, il doublait la satisfaction des autres en ajoutant au profit de la spoliation le spectacle réjouissant de la honte de leurs victimes.
[78] Je vais rapporter ici un détail qu'il vaudrait peut-être mieux omettre dans le récit de si grands maux, mais, tout petit qu'il est, il dénote une profonde malice. Il y a dans la ville une différence de flagellation, suivant la condition de ceux qu'on châtie les Egyptiens ne sont pas fouettés comme les autres, et ce sont les licteursd'Alexandrie, qu'on nomme spathéphores,[32] qui flagellent les Alexandrins. [79] Les présidents, prédécesseurs de Flaccus, et Flaccus lui-même, dans les premiers temps, avaient conservé à notre égard cet usage. C'est sans doute un allégement à l'infamie, un adoucissement à la torture, quand les choses se passent légalement et que le supplice n'est pas méchamment raffiné.
[80] Mais ce fut le comble de l'iniquité, quand les derniers des Juifs recevaient la punition de leurs fautes comme des citoyens d'Alexandrie, de voir des magistrats, des sénateurs que leur âge et leur titre rendaient respectables, traités avec moins d'égards que leurs subordonnés, et cruellement châtiés comme pouvaient l'être les plus vils des Égyptiens expiant justement leurs scélératesses.
[81] Je néglige de dire que, même s'ils eussent commis des abominations, on devait avoir égard au temps, et différer le châtiment. Sous les présidents qui ne transgressent pas les lois et honorent leurs bienfaiteurs,[33] c'est un usage de ne punir les criminels qu'après la célébration des fêtes qui ont lieu à l'anniversaire de la naissance des empereurs. [82] Or c'était durant ces fêtes que Flaccus affligeait de peines imméritées des gens innocents.[34] Ne pouvait-il, s'il tenait à les punir, les réserver pour plus tard? Au contraire, il pressait, il précipitait l'affaire dans le but de se rendre agréable à nos ennemis, espérant qu'en gagnant leurs bonnes grâces il viendrait à bout de ses desseins. [83] J 'ai vu autrefois des crucifiés qu'à l'approche de ces fêtes on rendait à leurs parents, selon l'usage, pour être ensevelis. On trouvait convenable de faire participer les morts au bienfait de ces réjouissances, et d'observer à leur égard la solennité. [84] Loin de faire descendre les crucifiés de leur gibet, Flaccus faisait crucifier les vivants, à qui du reste les circonstances devaient procurer non point leur grâce, mais seulement un sursis. Avant de les crucifier, on ne laissait pas de les fouetter au milieu du théâtre, et de leur faire subir le supplice du fer et du feu. [85] L'ordre des spectacles était ainsi fixé: depuis le matin jusqu'à la troisième ou la quatrième heure[35] on fouettait, on pendait, on rouait, on jugeait les Juifs, puis on les menait au supplice à travers l'orchestre.[36] A ces belles représentations succédaient les exercices des danseurs, des mimes, des joueurs de flûte et autres, gens de théâtre. Mais pourquoi m'arrêter à ces détails?
[86] Flaccus, voulant nous mettre aussi sur les bras la soldatesque, imagina une autre machination; il inventa une accusation calomnieuse, suivant laquelle les Juifs tenaient toutes sortes d'armes cachées dans leurs maisons. Il mande donc Castus, celui des centurions en qui il avait le plus de confiance, lui ordonne de prendre dans sa cohorte les hommes les plus décidés, et, sans enquête préalable, d'envahir les maisons, pour s'assurer si les Juifs ne recélaient pas d'armes. [87] Le centurion s'empresse d'obéir. Les Juif, qui ne savaient rien de cette embûche, furent d'abord interdits de frayeur; leurs femmes et leurs enfants les tenaient embrassés et les arrosaient de larmes, dans la crainte d'être emmenés captifs; c'était le dernier malheur qu'ils eussent à redouter après le pillage; ils l'attendaient.
[88] Mais quand ils entendirent un des perquisiteurs s'écrier: " Où avez-vous caché les armes? " ils respirèrent plus librement, et ouvrirent, pour les montrer, les endroits les plus secrets de leurs demeures; [89] ils étaient à la fois joyeux et attristés: joyeux de pouvoir découvrir la fausseté de l'accusation, attristés de songer qu'on ajoutât foi si aisément aux calomnies de leurs ennemis, et surtout de voir ces faibles femmes, jusque-là renfermées et qui n'avaient jamais franchi le seuil de leur appartement, des vierges qui, par pudeur, évitaient même les regards de leurs proches, de les voir tremblantes, exposées à la curiosité de gens inconnus, que dis-je? de grossiers soldats.
[90] Les perquisitions, faites avec le plus grand soin, n'amenèrent la découverte d'aucune arme offensive ou défensive; les Juifs n'avaient ni casques, ni cuirasses, ni boucliers, ni hallebardes, ni glaives, ni balistes, ni frondes, ni flèches, ni javelots. On ne leur trouva même pas de ces couteaux qui servent aux usages journaliers de la cuisine. [91] On connut par là la simplicité de leur vie, et qu'ils n'admettaient à leur table aucun de ces mets raffinés et délicats qui provoquent aux excès, et engendrent la pétulance, source de tous maux.
[92] Il est vrai que quelque temps auparavant des armes avaient été enlevées aux Egyptiens par un certain Bassus, que Flaccus en avait chargé. Mais alors on pouvait voir un grand nombre de vaisseaux, remplis d'armes de toute sorte, aborder aux quais du fleuve, les bêtes de somme aller chargées de faisceaux de lances suspendus des deux côtés et se faisant équilibre, des chariots de guerre passer à la file, rangés et remplis d'armes; et cette file s'étendait sur une longueur de dix stades, depuis le port jusqu'à l'arsenal royal où l'on devait déposer les armes. [93] On fit donc, à bon droit, des perquisitions chez les Egyptiens: leurs tentatives fréquentes de rébellion les avaient rendus suspects à ce point que, comme on renouvelle tous les trois ans la célébration des Jeux sacrés, les gouverneurs, cet espace de temps écoulé, étaient obligés de passer la revue des armes apportées dans la province, afin d'empêcher les préparatifs séditieux, ou d'en amoindrir la gravité en ne leur laissant pas le temps de s'accomplir.[37]
[94] Quant à nous, quel besoin y avait-il de nous soumettre à cette vexation? Quand avons-nous été suspects de sédition? Ne sommes-nous pas, aux yeux de tous, des gens paisibles? Nos occupations journalières ne sont-elles pas à l'abri de tout blême, ne tendent-elles pas à la concorde et à la paix de la cité? Si les Juifs avaient eu des armes, ils auraient perdu plus de quatre cents maisons d'où on les avait chassés après le pillage de leurs biens. Mais pourquoi ne fit-on chez leurs spoliateurs aucune recherche pour s'assurer s'ils n'avaient pas ou des armes leur appartenant en propre, ou des armes ravies[38]? [95] C'est que, je le répète, tout ceci était une manœuvre de Flaccus, acharné contre nous et cherchant à exaspérer la foule.
On n'épargna pas même les femmes: non seulement dans la place publique, mais encore au théâtre, on se saisissait d'elles comme de captives de guerre; on les traînait sur la scène en les accablant des derniers outrages. [96] Si l'on reconnaissait qu'elles n'étaient pas de notre race, on les relâchait: car on en arrêta beaucoup qu'on prit pour Juives avant de s'assurer qu'elles l'étaient. Quand on les reconnaissait pour nous appartenir, les spectateurs,[39] transformés en tyrans et en maîtres, leur faisaient offrir de la viande de porc.[40] Celles que les tourments effrayaient et qui en mangeaient étaient remises en liberté; mais celles qui refusaient de toucher les viandes étaient livrées au bourreau pour subir les plus affreux supplices. Cette résistance pourtant, après ce que nous venons de dire,[41] était la preuve la plus éclatante de leur innocence.
[97] Non content d'exercer contre nous son pouvoir, Flaccus songea à abuser, pour nous nuire, de celui de l'Empereur. Nous avions, dans les limites que nos loi autorisent, témoigné à Caïus notre vénération par un édit en son honneur.[42] Voulant joindre l'acte aux paroles, nous présentâmes cet édit au président en le suppliant, puisqu'on ne nous permettait pas d'envoyer une députation, de le transmettre à Rome par ses propres messagers. [98] Il le lut, donna à la plupart des passages des signes d'assentiment, puis, souriant et satisfait, ou du moins feignant de l'être: " Je vous sais gré, nous dit-il, de l'affection que vous portez à l'Empereur; j'enverrai, comme vous le demandez, le décret, ou moi-même j'accomplirai la charge d'ambassadeur.[43] [99] Caïus connaîtra votre modération et votre soumission que j'ai eu lieu d'éprouver. " Il n'en dit pas davantage, mais la vraie louange n'a pas besoin d'être relevée par de longues phrases.
[100] Nous le remerciâmes de ces promesses qui nous comblaient de joie et nous donnaient l'espoir que notre décret serait bientôt connu de l'Empereur. N'avions-nous pas raison d'espérer? Tout ce qui est envoyé avec diligence par l'intermédiaire des présidents ne parvient-il pas sans retard à votre connaissance[44]?
[101] Mais Flaccus, sans se soucier de notre requête et de sa promesse, garda le décret, voulant nous faire passer, seuls parmi tous les peuples qui sont sous le soleil, pour ennemis du prince. Toute cette conduite n'est-elle pas d'un homme qui depuis longtemps et de parti pris nous dresse des embûches, qui ne cède pas à l'entraînement d'une inimitié passagère?
[102] Mais Dieu, qui veille aux affaires humaines, nous découvrit les flatteries mensongères de Flaccus et la trame des odieuses machinations dont nous étions victimes; Dieu bientôt après eut pitié de nous et nous mit à même de réaliser notre espérance: [103] le roi Agrippa étant survenu à Alexandrie fut instruit par nous[45] des embûches que Flaccus avait dressées pour notre ruine; il secourut notre détresse et promit qu'il se chargerait de transmettre à Rome notre décret. Nous avons appris depuis qu'il le fit en justifiant le délai: ce délai ne tenait pas à ce que nous avions tardivement songé à honorer l'auguste famille de nos bienfaiteurs: nous avions voulu le faire depuis longtemps, mais la malveillance du président nous en avait empêchés.
[104] Après cela[46] la Justice divine, secours des innocents opprimés, vengeance des crimes, commença à attaquer Flaccus. Il fut tout d'abord accablé d'une calamité inouïe, d'une ignominie telle que jamais aucun président avant lui n'en avait essuyé depuis que l'empire du monde appartient à la famille d'Auguste. [105] Sous Tibère et sous son père, lorsque des gouverneurs de province avaient fait dégénérer leur autorité légitime en tyrannie, c'est-à-dire quand ils avaient affligé les villes qui leur étaient soumises de maux insupportables, en pratiquant la corruption et la concussion, en exilant des innocents, en faisant punir sans jugement des citoyens, de retour à Rome après le temps de leur magistrature, ils devaient rendre compte au prince de leur conduite, surtout lorsque des députations des provinces maltraitées allaient porter plainte à César. [106] Alors, en juge équitable, l'Empereur écoutait et pesait les raisons des accusateurs et de l'accusé, ne rendait le jugement qu'après que toutes les formes de la procédure avaient été épuisées. Inaccessible à la faveur ou à la haine, le souverain ne s'inspirait que de l'équité. [107] Ce fut au sein même de son gouvernement, avant l'expiration de sa charge,[47] que la Justice divine,[48] ennemie des méchants, irritée par l'excès de ses crimes, vint surprendre et saisir Flaccus. Voici comment.
[108] Flaccus se flattait que l'Empereur avait cessé de le suspecter;[49] qu'il l'avait apaisé par ses lettres remplies de basses adulations ou par les longues harangues qu'il adressait souvent en son honneur au peuple d'Alexandrie, et enfin parce qu'il avait réussi à se concilier la faveur de la plus grande partie de la ville: [109] vain espoir ! comme celui de tous les méchants que le châtiment mérité vient frapper au sein de leurs rêves de bonheur.
Le centurion Bassus,[50] envoyé d'Italie avec sa cohorte, s'embarqua sur des vaisseaux très rapides, [110] et quelques jours après son départ s'arrêta, au déclin du jour, non loin d'Alexandrie, sous le phare. Le pilote reçut l'ordre d'attendre en mer le coucher du soleil. Bassus voulait survenir à l'improviste, dans la crainte que Flaccus, ayant eu vent de son arrivée, ne fit échouer sa mission à la faveur du désordre qu'il exciterait. [111] La nuit tombée, le navire aborda. Bassus débarque avec ses gens et s'avance sans avoir été reconnu, sans avoir reconnu personne. Il trouve un soldat qui faisait le guet et lui demande la demeure du préfet des soldats: il songeait à s'ouvrir à lui pour s'assurer son concours si une force armée plus considérable lui devenait nécessaire. Il apprend qu'il a été invité à dîner avec Flaccus chez Stéphanion, affranchi de Tibère.
[112] Sans tarder, Bassus se dirige vers la maison de Stéphanion, se poste dans le voisinage, et envoie en espion l'un des siens, déguisé sous un accoutrement d'esclave, pour que la ruse ne soit point éventée. L'espion se glisse dans la salle du festin, comme s'il était l'un des serviteurs des convives. Après avoir observé tout soigneusement, il revient en rendre compte à Bassus, [113] qui, sachant le vestibule mal gardé et Flaccus accompagné seulement de dix ou quinze domestiques, donne à sa troupe le signal.
En un instant la salle du festin est envahie, une partie des soldats, l'épée à la main, environne tout à coup Flaccus, qui, loin d'attendre rien de pareil, buvait en ce moment à la santé d'un convive et ne songeait qu'à faire bonne chère. [114] Bassus s'approche: à sa vue le président reste interdit; il veut se lever, il aperçoit la garde qui l'entoure; avant de rien entendre, il comprend la volonté de Caïus, l'ordre donné aux soldats et le sort qui l'attend. En de pareils instants l'esprit est doué d'une sorte d'intuition qui rassemble dans une seule perception des événements qu'un long intervalle sépare.
[115] Tous les convives se lèvent frissonnant d'épouvante: ce festin pouvait leur être funeste; la fuite ne les sauvait pas. D'ailleurs nul n'osait la prendre; et puis comment fuir? Toutes les issues étaient gardées.[51]
Sur l'ordre de Bassus, les soldats emmènent Flaccus de ce festin qui devait être pour lui le dernier. N'était-il pas juste qu'il se vit arraché du sein du foyer pour être conduit au tribunal, lui qui avait jadis violé le foyer de tant d'innocents? Ce qui lui arrivait était jusque-là sans précédent:[52] on n'avait jamais vu dans sa province un gouverneur pris vif et traité en ennemi.
[116] Je crois qu'il fut ainsi châtié à cause des Juifs que cet ambitieux, avide de gloire, avait voulu anéantir, et cela me parait d'autant plus vraisemblable, qu'il fut pris pendant une fête nationale que les Juifs célèbrent à l'équinoxe d'automne, sous des tentes.[53] [117] La fête était suspendue: car nos magistrats, après toutes sortes de tortures et d'outrages, avaient été jetés en prison, et le peuple compatissait à leur douleur aussi vivement qu'à la sienne, car chacun avait à déplorer des calamités domestiques. [118] L'affliction redouble quand elle empêche de célébrer les réjouissances, de s'abandonner à la tranquillité et au repos d'esprit que réclame le temps d'une fête. [119] Les Juifs étaient sous le poids d'une douleur à laquelle ils ne pouvaient trouver aucun soulagement; pliant sous le faix de l'angoisse, ils osaient à peine, à la faveur des ténèbres, se réunir dans leurs maisons.
[120] Survint le bruit de l'arrestation du gouverneur: les Juifs crurent à une fausse nouvelle et ne ressentirent que de l'indignation en pensant qu'on se faisait un jeu de leur tendre un nouveau piège. Mais bientôt la ville s'emplit de tumulte, les gardes de nuit courent çà et là, des cavaliers vont et viennent avec agitation de la ville au camp.[54]
[121] Etonnés de ces allures étranges, quelques-uns des nôtres se hasardent à sortir pour aller aux informations; car il paraissait être survenu quelque chose de nouveau. Quand ils eurent la certitude que Flaccus avait été arrêté et pris comme dans un filet, les Juifs, levant les mains au ciel, et rendant grâces au Dieu qui veille sur les affaires humaines, dirent: " Nous ne nous réjouissons pas,[55] Seigneur, du malheur d'un ennemi; tes saintes lois nous enseignent à plaindre l'infortune: nous te rendons les grâces qui te sont dues pour avoir eu pitié de nous, pour avoir soulagé notre affliction jusqu'ici sans trêve. "
[122] La nuit se passa ainsi pour eux en invocations, en chants de reconnaissance. Dès le matin, ils sortirent des portes et se répandirent sur le rivage voisin, car ils n'avaient plus de lieux saints. Là, dans l'endroit le plus pur qu'ils trouvèrent,[56] ils s'écrièrent tous d'une voix: [123] " Seigneur, roi suprême des êtres mortels et immortels,[57] nous prenons à témoin de nos actions de grâces la terre, la mer, le ciel et l'univers qui du moins nous restent: car les hommes nous ont enlevé l'usage de tous les autres êtres, nous ont chassés de la ville, des édifices publics et de nos maisons, en sorte que nous sommes seuls sur la terre à n'avoir ni patrie ni asile, et cela par l'inimitié du gouverneur.
[124] " Mais tu nous as donné l'espoir de voir nos misères réparées, tu commences à exaucer nos prières, puisque cet ennemi de notre race, cet auteur de nos maux, cet homme superbe, qui demandait sa gloire à la persécution, tu l'as soudain renversé, sans l'éloigner de nous: tu as voulu non pas que nos oreilles et nos yeux fussent réjouis de ce spectacle, mais nous présager de la sorte, contre toute espérance, un meilleur avenir. "
[125] A cela se joignit une circonstance qui me semble révéler l'intervention de la Providence divine.[58] Flaccus avait mis à la voile au commencement de l'hiver[59] (car il était juste que celui dont les crimes avaient souillé tous les éléments fût en butte sur mer aux coups de la tempête); après des périls sans nombre, il arriva en Italie[60] où l'attendaient deux accusateurs acharnés, Lampon et Isidore; [126] jadis, courbés devant lui, ils le saluaient des noms de Seigneur, d'Évergète, de Soter[61] et d'autres titres semblables, maintenant ils se déclaraient ses adversaires, et avec quel avantage! Ils avaient pour eux le droit de leur plainte sur lequel ils comptaient, puis la faveur du maître souverain qui, comme ils le savaient, détestait Flaccus, mais qui, pour l'instant, allait avec lui jouer le rôle de juge, ne voulant pas paraître le condamner sans l'entendre. Or la chose eût paru telle si, sans attendre l'accusation, sans écouter la défense, l'Empereur, cédant à son animosité personnelle, eût prononcé contre lui la peine capitale. [127] Rien n'est plus accablant pour les grands que d'être accusés par les petits, pour un magistrat que d'être accusé par ses subordonnés; c'est comme si un maître était recherché en justice par les esclaves qui sont nés dans sa maison ou par ceux qu'il a achetés.[62]
[128] Cette humiliation pourtant était peu de chose auprès de celle qui suit: ce n'étaient point ici des accusateurs pris au hasard dans la foule des anciens sujets de Flaccus, et qui soudain conspiraient contre lui; c'étaient des hommes qu'il avait poursuivis de son inimitié la plus grande partie du temps de sa présidence.
[129] Lampon avait été accusé du crime de lèse-majesté envers Tibère et poursuivi pour ce fait pendant deux ans.[63] Flaccus, qui était son juge, mettait du mauvais vouloir à différer la sentence, afin que, si l'accusé se retirait absous, il fût du moins tourmenté le plus longtemps possible par la crainte que faisait naître en lui l'incertitude, et qui lui rendait la vie plus amère que la mort.
[130] Après avoir gagné sa cause, Lampon prétendit qu'on en voulait à ses biens: car on l'avait forcé de prendre l'intendance du gymnase,[64] et il alléguait que sa fortune était loin d'être suffisante à soutenir les frais d'une pareille charge, soit que cet homme sordide et avare cherchât un prétexte de se refuser aux dépenses nécessaires, soit qu'il possédât en réalité moins qu'il ne s'était jadis vanté de posséder la suite des événements montra en effet qu'il était moins riche qu'on ne le supposait, puisqu'il n'avait rien autre chose que ce que ses concussions et sa friponnerie lui avaient acquis.
[131] Il était préposé aux affaires litigieuses auprès des présidents, et avait pour charge d'enregistrer, par ordre, leurs sentences. Sur ses registres, il se prêtait à supprimer certains mots, à en laisser passer d'autres; parfois il y insérait des mots qui n'avaient point été prononcés dans le jugement, en changeait ou en déplaçait d'autres à sa guise, scribe infidèle, trafiquant d'une syllabe, d'un accent.[65] [132] Souvent la voix publique le flétrit hautement du nom de Calamosphacte, c'est-à-dire Plume-Bourreau, et à bon droit: car ses écritures assassinaient bien des gens ou les rendaient plus misérables que si on les eût fait mourir; sans sa fraude, ces gens auraient pu gagner leur procès et jouir de leurs biens, tandis qu'ils se voyaient réduits à une pauvreté imméritée par ce prévaricateur, qui trafiquait de leur substance avec leurs ennemis.
[133] Il était d'ailleurs impossible que, dans une province aussi considérable, les gouverneurs eussent toutes les affaires présentes à l'esprit. Les causes publiques et privées affluaient, s'entassaient l'une sur l'autre; puis les présidents n'avaient pas seulement à juger,[66] mais encore à administrer les tributs et les impôts, et cette administration leur prenait a plus grande partie de l'année. [134] lLampon, ayant été commis à la garde si importante des affaires de justice et des sentences respectables qui les concernent, mettait à prix l'oubli du juge, inscrivant comme perdus les procès aux parties qui les avaient gagnés. Il est vrai que c'était au prix de grandes largesses ou plutôt d'une infime corruption. Tel était Lampon, l'accusateur de Flaccus.
[135] Isidore n'était pas moins scélérat. C'était un homme turbulent, factieux, ennemi de la paix et du repos public, passant sa vie à provoquer des séditions, habile à allumer ou à attiser le feu d'une révolte. Il s'entourait d'un vil ramas de populace, foule de gens sans aveu, répartis en groupes ou corporations. [136] Il y a dans Alexandrie un grand nombre de confréries,[67] associations sans aucun but moral, qui servent de prétexte aux banquets, à l'ivrognerie, aux orgies et aux querelles qui en sont la suite. On les nomme dans le pays clines ou synodes.[68] [137] Isidore tenait la première place dans toutes ces confréries ou dans la plupart, avec les titres de clinarque et de symposiarque;[69] il ne méritait que celui de perturbateur.[70] Quand il voulait faire quelque coup pernicieux, tous ces gens, obéissant à un même mot d'ordre, accouraient en foule autour de lui, pour dire et faire ce qu'il commandait.
[138] Dans le commencement, il avait de l'influence auprès de Flaccus; mais, voyant diminuer son prestige, il s'assura le concours des misérables qui vivent de la table d'autrui ou de l'entreprise des applaudissements populaires,[71] et leur donna l'ordre de se réunir dans le gymnase. [139] Quand ils l'eurent rempli, ils se mirent à accuser Flaccus sans aucune raison, à le charger de crimes imaginaires, à lui reprocher des actes qu'il n'avait pas commis. Leurs clameurs prolongées étonnèrent non seulement Flaccus, mais aussi tous les assistants qui trouvaient cette manifestation incroyable. On pouvait dès lors conjecturer que ceci était fait en vue de plaire à quelqu'un, car ni ceux qui se plaignaient, ni les autres citoyens, n'avaient rien souffert qui pût motiver ces attaques. [140] C'est pourquoi, après délibération,[72] on fit saisir quelques-uns des séditieux pour savoir le motif qui avait poussé ces fous à un tel acte de fureur.
Aussitôt pris, sans attendre la torture, ils avouèrent la vérité, et, pour ne laisser aucun doute, indiquèrent le salaire qu'on leur avait promis et celui qu'on leur avait déjà donné, les chefs de la sédition qui l'avaient distribué, le lieu et le temps de cette distribution. [141] L'indignation, comme il convenait, fut générale; toute la ville fut révoltée que le nom d'Alexandrie fût souillé par la folie de cette poignée de misérables. La partie honnête du peuple décida que le lendemain on produirait ceux qui avaient distribué les salaires: Isidore serait convaincu, Flaccus pourrait se défendre et montrer qu'il avait toujours bien gouverné la province.
Quand le décret fut connu, non seulement les citoyens en charge, mais la ville entière, sans compter ceux qui devaient être convaincus d'avoir distribué les salaires, se rendirent à l'assemblée. [142] Là on entendit ces nobles complices, qu'on avait, pour les faire reconnaître, placés sur un lieu élevé, d'où chacun pouvait les apercevoir, on les entendit accuser Isidore d'être l'auteur du désordre et des outrages commis envers Flaccus; d'avoir, par des sommes d'argent et des distributions de vin, soudoyé la multitude. [143] " Comment, disaient-ils, aurions-nous pu nous-mêmes le faire? Les ressources nous manquent, nous sommes pauvres et gagnons péniblement notre pain journalier. Le président n'a commis à notre égard aucune injustice dont le souvenir nous irrite: c'est Isidore qui est auteur de tout cela; car il hait ceux qui font le bien et ne saurait souffrir l'ordre et la paix. "
[144] L'assemblée trouvant dans ces révélations la preuve des intentions criminelles de l'accusé, les uns criaient qu'il fallait le noter d'infamie,[73] les autres le frapper d'exil, les autres le faire périr. Ces derniers étaient les plus nombreux, et, comme beaucoup revenaient à leur avis, on s'accorda à demander d'une commune voix la mort du scélérat qui, depuis qu'il se mêlait des affaires, n'avait laissé aucune partie de la ville à l'abri du désordre et de la corruption. [145] Mais Isidore, se sentant coupable, s'était enfui dans la crainte d'être pris. Flaccus ne le rechercha pas davantage, pensant que, puisqu'il s'était lui-même condamné à l'exil, la ville serait désormais tranquille.[74]
[146] Si je me suis appesanti là-dessus, ce n'est pas pour réchauffer le souvenir de ces méfaits, mais parce que je suis frappé de l'intervention de la Providence divine dans les choses humaines: elle voulut, pour aggraver la douleur de Flaccus, que son accusation échût à ceux qui le détestaient le plus. Ce qu'il y a de plus cruel en pareil cas, c'est de se voir aux mains de ses ennemis déclarés. [147] Non seulement il s'entendit charger par des hommes acharnés à sa perte et sur lesquels il avait eu pouvoir de vie et de mort, mais encore il fut manifestement convaincu.[75] C'était pour lui double peine: il était d'abord condamné, et en outre le jouet de ses ennemis, situation pire que la mort pour quiconque sent et pense.
[148] Quelle consolation lui restait-il dans son infortune? En un seul moment, il se vit dépouillé de tout son patrimoine et de ce qu'il y avait ajouté. Flaccus recherchait avidement les objets de luxe et n'était pas de ces riches qui laissent dormir leur fortune: il ne voulait rien que d'exquis en vases, en vêtements, en tapis, en meubles de toute sorte. [149] Ses serviteurs étaient choisis avec le plus grand soin et remarquables, soit pour leur beauté, soit pour leur taille, soit pour leur adresse dans le service journalier; chacun excellait dans son office ou du moins ne le cédait à personne.
[150] Ce qui le prouve, c'est que tandis qu'on vendait ordinairement à l'enchère les biens des condamnés, Flaccus fut excepté de cette mesure. Tout ce qu'il avait fut réservé pour l'Empereur,[76] à part quelques objets en petite quantité, qu'on vendit pour ne pas littéralement violer la loi sur les condamnés.[77]
[151] Ainsi dépouillé, on l'envoya en exil loin du continent, qui est la plus grande et la meilleure partie de la terre habitée, loin même de toutes les îles fortunées. Il eût été déporté à Gyare, la plus déserte et la plus affreuse des îles de la mer Égée, si, à la prière de Lépidus, on ne lui eût accordé, en place de Gyare, d'habiter Andros,[78] dans le voisinage.
[152] De Rome à Brindes il reprit la route que peu d'aunées auparavant il avait parcourue président désigné d'Egypte et de Libye, afin que les villes qui l'avaient vu naguère étaler avec une ostentation superbe sa fortune le revissent misérable et couvert d'ignominie. [153] Flaccus, montré au doigt par les passants qui se racontaient sa ruine, était en proie à une immense douleur que des blessures nouvelles ravivaient par intervalles, comme il arrive dans les maladies périodiques qui sont sujettes à des recrudescences.
[154] Après avoir traversé la mer d'Ionie, il suivit jusqu'à Corinthe la côte du golfe. Sur son passage les populations des cités maritimes du Péloponnèse accouraient à ce spectacle, pour se convaincre d'une catastrophe aussi inouïe. Chaque fois qu'il descendait du vaisseau la foule l'environnait: les uns, s'abandonnant à leur méchant naturel, lui témoignaient du mépris; les autres, plus sages, habitués à chercher des leçons de modestie dans le malheur d'autrui, en avaient pitié.
[155] Il partit de Léchée[79] pour traverser l'isthme et gagner la mer opposée. Il se rendit dans le Cenchrée, qui est le port de Corinthe, et fut obligé de le quitter presque aussitôt, pressé par ses gardes qui ne voulurent lui accorder aucun délai. Il dut monter sur un petit transport et mettre à la voile contre le vent, il atteignit à grand-peine le Pirée. [156] Quand la tempête eut cessé, il côtoya l'Attique jusqu'au promontoire de Sunium, puis il laissa l'une après l'autre sur sa route Hélène,[80] Céa,[81] Cythnos et le reste des îles. Enfin il arriva à Andros, le terme de son voyage.
[157] Quand le malheureux l'aperçut au loin, un déluge de larmes inonda ses joues; il se frappa la poitrine et fit entendre des plaintes lamentables: " Gardes qui m'accompagnez, s'écria-t-il, voilà donc le lieu charmant, Andros, l'île fortunée que l'on me donne en place de la riante Italie, [158] à moi Flaccus, né, élevé, instruit dans Rome, la reine du monde, à moi le condisciple et le familier des petits-fils d'Auguste, l'un des principaux amis de Tibère César, et qui fus mis pour six ans à la tête de l'Egypte, la première province de l'Empire! [159] Quel affreux changement! La nuit vient en plein jour, pareille à une éclipse de soleil, envelopper ma vie! Quel nom donnerai-je à cette île? Est-ce un lieu d'exil, une nouvelle patrie, un port, un refuge offert à ma détresse? Non, c'est un sépulcre; ne suis-je pas comme un malheureux qu'on descend au tombeau? Ou bien, succombant à ma douleur, je finirai des jours infortunés, ou bien, si je puis me survivre, je souffrirai longuement, lentement la mort. "
[160] Ainsi se lamentait Flaccus. Le navire cependant entrait dans le port; il en descendit la tête inclinée, accablé de son infortune comme d'un fardeau énorme, ne pouvant, n'osant lever les yeux à cause de la foule, qui de tous côtés accourait pour le voir et bordait le chemin. [161] Alors les gardes qui le conduisaient, l'ayant montré au peuple d'Andros, le prirent à témoin qu'ils avaient amené dans ce lieu le banni, et, après s'être acquittés de leur mission, ils partirent.
[162] En cet instant, Flaccus n'apercevant plus aucun visage connu, sa douleur s'exaspéra. Des images effrayantes s'offrirent à lui; il lui sembla qu'il était au milieu d'une solitude immense qui l'environnait: n'eût-il pas mieux valu périr par le fer dans sa patrie? En comparaison de sa misère présente cette mort n'eût-elle pas été un bienfait? Dans son égarement on le vit, comme un insensé, bondir, courir çà et là, battre des mains, frapper ses cuisses, se rouler à terre. Il s'écriait: [163] " Voici Flaccus, jadis le gouverneur de la grande Alexandrie, de la reine des villes, le président d'Égypte, de la province la plus fortunée, celui qui attirait les regards des millions d'hommes qui habitent ce pays, celui qui avait des troupes de pied, de la cavalerie, des forces de terre et de mer, des soldats d'élite, celui dont des foules innombrables formaient chaque jour le cortège. [164] Tout cela était-il un songe ou une réalité? Est-ce que je sommeillais? Ce bonheur n'était-il pas produit par des images mensongères que mon esprit se forgeait sans objet? [165] Ah! je me trompais: c'était une ombre vaine qui passait sous mes yeux fascinés! Et maintenant, comme au réveil, je ne retrouve plus rien; les splendeurs qui m'environnaient se sont évanouies en un instant! "
[166] Telles étaient les pensées qui le dévoraient et le jetaient dans l'accablement.[82] La honte lui faisait éviter la fréquentation des hommes, il ne voulait paraître ni sur le port ni dans la place publique; renfermé dans sa maison, comme dans une tanière, il n'en franchissait point le seuil. [167] Parfois il se levait de grand matin, et, pendant que chacun dormait encore, se glissait furtivement hors de la ville; il allait passer la journée entière dans la solitude, évitant toute rencontre, torturé par le souvenir palpitant de ses malheurs. Après s'être rongé le cœur misérablement, il regagnait son logis dans l'ombre épaisse de la nuit, invoquant dès le soir le retour de la lumière: car les fantômes qui hantaient son sommeil lui apportaient l'horreur avec les ténèbres. L'aurore venue, il appelait le retour de la nuit: car l'obscurité qui l'enveloppait écartait toute diversion à sa douleur.
[168] Après quelques mois d'exil il acheta une petite habitation à la campagne, où il vécut longtemps seul,[83] déplorant son infortune. [169] On raconte qu'une fois, au milieu de la nuit, saisi d'une sorte de transport, il s'élança hors de sa demeure, et que, la face tournée vers le ciel et les étoiles, contemplant la beauté de cet univers, il s'écria:
[170] " Roi des dieux[84] et des hommes, il est donc vrai que tu t'intéresses au peuple juif ! C'est avec raison qu'il proclame ta providence. Ceux qui ne veulent pas reconnaître la protection dont tu le couvres se trompent. N'en suis-je pas une preuve évidente? Tout le mal que j'ai fait aux Juifs, je l'ai souffert. [171] J'ai laissé des brigands mettre leurs biens au pillage, et pour cela j'ai été dépouillé de l'héritage de mon père et de ma mère, et de tout ce que j'avais acquis par dons ou autrement. [172] Je les ai, bien qu'ils fussent citoyens du pays, outrageusement traités d'étrangers, pour plaire à une vile populace qui les détestait et me trompait par ses flatteries, et à cause de cela j'ai été couvert d'ignominie, jeté en exil hors du monde habité, enfermé dans ce lieu. [173] Quelques-uns d'entre eux, sur mes ordres, ont été amenés dans le théâtre et fouettés iniquement sous les yeux de leurs ennemis, et moi, c'est justement, qu'en proie aux dernières insultes, souffrant les tortures de l'âme plus encore que celles du corps, j'ai été traîné non pas dans un seul théâtre, non pas à travers une seule ville, mais à travers toute l'Italie jusqu'à Brindes, à travers tout le Péloponnèse jusqu'à Corinthe, à travers toute l'Attique et les îles jusqu'à Andros, ma prison.[85] [174] Et j'ai la certitude que mes misères ne sont point finies; d'autres m'attendent,[86] pour égaler ma peine aux maux que j'ai causés. J'en ai fait tuer quelques-uns, on me tuera aussi; j'ai souffert que d'autres fussent lapidés, que d'autres fussent brûlés vifs, que d'autres fussent traînés dans les places jusqu'à ce que leurs corps fussent démembrés. [175] Le châtiment dû à ces crimes m'est réservé, je le sais; il me semble voir debout sur mon seuil les dieux vengeurs altérés de mon sang. Chaque jour, à toute heure, je ne fais que mourir; je souffre mille morts au lieu d'une seule qui m'apporterait la délivrance ! "
[176] Souvent il était saisi de terreur; alors on le voyait frissonner de tout son corps, l'âme remplie d'épouvante, la poitrine haletante. Il avait tout perdu jusqu'à l'espérance, cette suprême consolation de la vie mortelle. [177] Jamais un heureux présage ne vint le calmer, il ne recevait que des rumeurs alarmantes; la veille, le travail, le sommeil, tout lui devenait sujet de frayeur. La solitude l'avait rendu sauvage; il avait horreur du commerce des hommes et surtout des citadins.
La campagne et la solitude le mettaient bien à l'abri de l'opprobre, mais non du danger. Voyait-il quelqu'un marcher à pas lents, il s'imaginait que cet homme lui voulait du mal. Voyait-il quelqu'un marcher vite: [178] " Cet homme, se disait-il, me poursuit, ce n'est pas sans raison qu'il presse le pas. " Lui parlait-on doucement, il pensait: " Celui-ci me tend des pièges avec son beau langage; quand on ne pense point à mal, on parle franchement. On me donne à manger et à boire comme aux bêtes qu'on doit égorger. [179] Combien de temps encore serai-je de fer pour supporter tant de maux? Je me connais trop lâche[87] pour me donner la mort: sans doute mon génie[88] ne me pousse pas à briser ma vie misérable, afin de combler la mesure des maux accumulés sur moi, et de donner une plus large satisfaction à ceux que j'ai tués méchamment. " [180] C'est au sein de ces pensées qu'il attendait avec frayeur l'instant fatal.[89]
Caïus était cruel et insatiable dans ses vengeances; loin d'oublier, comme les autres hommes, ceux qu'il avait déjà frappés, il continuait de les haïr et songeait toujours à leur susciter de nouveaux malheurs. Il détestait Flaccus par-dessus tout, au point d'étendre ses soupçons et sa haine à ceux qui portaient ce nom abhorré. [181] Bien que Lépidus, qui avait intercédé pour Flaccus, eût auprès de lui du crédit, il se reprochait de s'être laissé fléchir. Lépidus eut peur d'une disgrâce;[90] il craignit avec raison qu'en protégeant les autres contre des peines trop rigoureuses, il ne tombât lui-même dans une plus grande infortune qu'eux. [182] Personne n'osant plus intercéder pour Flaccus, le ressentiment de l'Empereur, au lieu de s'éteindre avec le temps, s'accrut de jour en jour, comme ces maladies intermittentes qui s'aggravent par le retour des crises.[91]
[183] On dit qu'une nuit Caïus, ne pouvant dormir,[92] songea à ces nobles bannis, qu'on proclamait infortunés et qui coulaient des jours pleins de calme, de repos et de vraie liberté: " [184] Leur exil, qu'était-ce autre chose, disait-il, qu'un voyage? Ils ont abondance du nécessaire,[93] ils peuvent vivre de loisir et de repos; ils n'ont à s'inquiéter de rien pour la recherche de leurs plaisirs,[94] puisqu'ils goûtent les délices de la vie paisible des philosophes. "
[185] Aussitôt il ordonne de mettre à mort les plus illustres et les plus considérés.[95] Flaccus était le premier sur la liste[96] qu'il donna de leurs noms. Lorsque ceux qui avaient ordre de le tuer débarquèrent à Andros, le hasard voulut que Flaccus allât de la campagne à la ville. Les émissaires venaient du port vers lui: les bourreaux et la victime s'aperçurent de loin. [186] Flaccus eut un pressentiment de ce qu'ils venaient faire: le malheur donne à l'âme une grande clairvoyance. Aussitôt il abandonna le chemin et prit la fuite de toutes ses forces, sans réfléchir qu'il n'était pas sur le continent, mais dans une île que la mer ceignait de toutes parts. De quoi lui servait sa vitesse? Il devait nécessairement arriver ou qu'il garderait son avance et se précipiterait dans les flots ou qu'il se laisserait prendre sur le rivage. [187] Mais, si l'on compare ensemble les deux maux, il vaut mieux mourir sur la terre que dans la mer, car la nature a assigné en propre la terre aux hommes et aux autres animaux terrestres, non seulement pour y vivre, mais encore pour y mourir, afin qu'elle reprenne morts ceux qu'elles a reçus naissants.[97]
[188] Sans lui laisser reprendre haleine, les émissaires poursuivent Flaccus et l'atteignent; les uns creusent une fosse, les autres l'entraînent malgré ses cris et sa résistance. Tout son corps fut déchiré: car, pareil à une bête fauve, il se jetait lui-même au-devant des blessures; [189] il saisissait l'un après l'autre ses meurtriers dans ses bras, et, comme ils ne pouvaient le transpercer, ils le frappaient de côté. Cela fut cause qu'il fut cruellement maltraité, qu'il eut les mains, les pieds, la tête, la poitrine, les flancs labourés et mutilés, comme ceux des victimes qu'on égorge. Juste châtiment qui vengeait sur un seul corps tant de Juifs injustement massacrés!
[190] Tout cet endroit fut arrosé du sang qui coula de ses nombreuses blessures. Quand on tira son cadavre à la fosse, il fut mis en lambeaux car les chairs qui reliaient les articulations avaient été coupées.
Voilà ce que souffrit Flaccus; c'est une preuve manifeste que Dieu s'intéresse au peuple juif et ne lui refuse pas son secours.[98]



[1] Comme pour la plupart des autres écrits de notre auteur, nous avons, afin d'établir le texte de ce traité, consulté avec fruit les manuscrits 433, 434, 435, 440 de la Bibliothèque impériale, autrefois inscrits et cités sous les nos 1895, 2250, 2251 et 2263. Nous avons eu constamment sous les yeux l'excellente édition de Londres, dont nous avons comparé le texte aux diverses leçons des manuscrits. Nous avons mis à profit, pour la traduction, la vieille version française de P. Bellier, la paraphrase latine de Gelenius, les remarquables travaux d'Adr. Turnèbe, de C.-G. Dahl, etc.
[2] Ce Flaccus n'est pas celui auprès duquel Agrippa, au rapport de Josèphe (Antiquit. Jud., XVIII), avait trouvé en Syrie un refuge, à la suite de ses démêlés avec son oncle, le tétrarque Hérode. Suétone nous apprend (Vie de Tibère, XIII) qu'il eut le gouvernement de la Syrie, et fut parmi les favoris et les compagnons de débauche de Tibère. Agrippa, sans doute, s'était lié avec lui à Rome lors du séjour qu'il y avait fait durant sa jeunesse. Quant à Avilius Flaccus nous ne le connaissons que par ce livre de Philon: il était apparemment de la famille de Pomponius et put partager le ressentiment de ce dernier contre le roi de Judée.
[3] " Tibère partagea tous ceux de sa suite en trois classes, selon leur dignité...; il appelait la dernière celle des Grecs, les deux autres celles de ses amis. " (Suétone, Vie de Tibère, XLVI.)
[4] Cinq ans avant la fin du principat de Tibère, environ l'an 32 de notre ère. Flaccus, comme on le verra, fut mêlé aux intrigues de Séjan; mais il sut sans doute se séparer à temps du favori pour ne point partager sa disgrâce.
[5] Le droit de réunion était à cette époque comme aujourd'hui un sujet d'inquiétude pour l'autorité, une occasion de récriminer pour les démagogues. Ce passage curieux nous montre dans les Hétéries des sortes de sociétés secrètes, qui, sous le prétexte de la religion ou de la bienfaisance, devenaient des foyers de sédition et des écoles de vice. La loi romaine qui les interdit atteignit quelquefois les réunions du sabbat des Juifs et celles des premiers chrétiens.
[6] Il paraît que la loi qui frappait les Hétéries rencontra de vives résistances. Sans doute ces associations servirent de dernier refuge au patriotisme et de point d'appui aux tentatives d'indépendance des peuples vaincus.
[7] Le jeune Tibère était fils de Drusus, lequel était fils de Tibère, tandis que Germanicus, père de Caïus, n'était fils de Tibère que par adoption.
[8] Ce passage n'est pas sans obscurité; le sens que nous lui donnons, conforme à celui de P. Bellier, s'accorde avec ce que Tacite nous apprend de la dissimulation avec laquelle Caïus couvrit ses ressentiments du vivant de Tibère. En effet, suivant cet historien (Annal.,VI, 45), le fils de Germanicus et d'Agrippine, le frère de Néron et de Drusus, avait conservé un vif souvenir des malheurs de sa maison et des cruautés de Tibère, mais il avait réussi par des allures souples et une dissimulation profonde, sinon à tromper complètement le soupçonneux vieillard, du moins à le rendre hésitant sur le parti qu'il devait prendre: Etsi commotus ingenio, simulationum tamen falsa in sinu avi perdidicerat... Immanem animum subdola modestia tegens. Caïus avait profité à l'école de Tibère !
[9] Tibère, suivant Tacite, ne fut dupe ni de Caïus ni de Macron; il détestait l'un, le sentant devenir populaire, il soupçonnait l'autre; il attendait l'occasion de les perdre tous deux. Il reprocha même ouvertement au chef des prétoriens d'abandonner le soleil couchant pour se tourner vers l'aurore. Un jour, sur la fin de sa carrière, et comme si sa mort prochaine lui eût donné une claire vision de l'avenir, il prit dans ses bras le jeune Tibère avec émotion, en présence de Caïus qu'il couvrit d'un regard courroucé et auquel il dit, en versant des larmes: " Tu le tueras, un autre t'en fera autant! " (Tacite, Annal., VI, 46.) Le récit de Philon confirme les témoignages unanimes de Suétone, de Tacite, de Dion Cassius sur les sentiments de Tibère pour Caïus, et ôte toute vraisemblance à la version de Josèphe qui prête à Tibère mourant ces paroles: " Caïus, ô mon fils! bien que j'aie un plus proche parent, je te fais héritier de l'empire. " (Antiquit. Jud, XVIII, 8).
[10] Notre auteur, sous les noms de Denis, de Lampon et d'Isidore, paraît désigner tous les partisans de ces différents personnages. Nous ne savons rien de plus touchant le premier; on lira plus loin, et dans la Légation à Caïus, des détails qui concernent les deux autres.
[11] La haine des Alexandrins contre les Juifs était séculaire: sous les Ptolémées, les Juifs avaient pressuré le pays, tenu la ferme des impôts et occupé les charges importantes. Récemment, on les avait accusés d'avoir causé, par leur avarice et leur incurie, la famine à laquelle Germanicus remédia. (Suétone, Vie de Tibère, III.)
[12] Le tétrarque Philippe était mort depuis quelques mois, et Caïus, après avoir, à son avènement, proclamé Agrippa roi de Judée, l'avait retenu près de lui. Comme nous l'avons dit, Marullus avait été envoyé gouverner ses États en sa place
[13] Aujourd'hui Pouzzoles. Les Grecs nomment cette ville Dicaecarchia.
[14] Cet hôte était sans doute Alexandre Lysimaque, frère de Philon, et alabarque d'Alexandrie.
[15] Philon est ici avocat, et, comme tel, suspect aux yeux de la critique. Il est difficile, en l'absence de tout contrôle, de nier les intentions modestes qu'il prête à Agrippa, mais on peut trouver surprenant que le roi de Judée, qui avait une maison nombreuse et une garde magnifique, eût la prétention de passer incognito par Alexandrie. Il nous paraît vraisemblable d'ailleurs, qu'Agrippa, qui avait tant souffert et si longtemps lutté contre la mauvaise fortune, se soit laissé aller au plaisir d'étaler les splendeurs de sa dignité nouvelle, surtout à Alexandrie, qui l'avait vu jadis humilié, suppliant, fugitif, et sous les yeux de Flaccus, son rival politique, puisqu'il tenait au parti de Séjan et du jeune Tibère, peut-être de plus son ennemi privé, s'il était de la famille du gouverneur de Syrie, dont Agrippa avait encouru la disgrâce.
[16] C'est sur ce passage, et sur la parenthèse dit-on, fas?, si fréquente chez les auteurs anciens, qu'on a conjecturé, assez légèrement, ce semble, que Philon ignorait le syriaque.
[17] Par sa grand'mère, la belle Marianne, Agrippa descendait des Asmonéens; par son bisaïeul, Antipater, il était de race iduméenne. La Syrie était comprise entre l'Asie et l'Égypte, au nord et au sud, la Méditerranée à l'ouest, et à l'est le royaume des Parthes.
[18] C'était sans doute un usage en Orient de se venger en effigie des monarques impopulaires, comme ce devint plus tard en Europe une coutume de brûler des contumaces ou des condamnés absents. Cette scène se rapproche, dans tous ses détails, de celle dont l'Evangile nous retrace l'émouvant tableau. Les Juifs, fanatisés par un clergé haineux et intolérant, avaient de même déguisé Jésus en roi de théâtre dans le vestibule du grand-prêtre, et, avant qu'il parût devant le Sanhédrin, l'avaient abreuvé de toutes sortes d'outrages. N'est-ce pas une coïncidence remarquable que, quelques années plus tard, la Judée fût bafouée, dans la personne du roi national, comme le Fils de l'homme l'avait été à Jérusalem? Etait-ce le commencement de l'expiation du déicide?
[19] Le sénat donnait le titre et les insignes de la préture à des princes étrangers qu'il voulait attacher à la politique romaine, et dont il se faisait des instruments de domination et de conquête.
[20] P. Bellier croit qu'il s'agit ici de loges où se retiraient " les pauvres mandians qui demandaient les aumosnes aux passans, comme sont les hospitaux et maladreries, qui estoient lieux sacrés où les Juifs visitoient les paouvres, et faisoient leurs aumosnes, et y priaient Dieu. " Ces proseuques étaient avant tout des lieux de prière. A l'imitation du parvis du temple de Jérusalem, ces cours si vastes et si magnifiques, où les hommes et les femmes avaient des emplacements marqués, les Juifs de la dispersion bâtirent partout des cours plus ou moins décorées, mais disposées sur le même plan, où se rassemblaient pour le culte les habitants d'un même lieu. Telles étaient les proseuques, mot grec qui peut se traduire par oratoires. Les prémices, chaque année, se recueillaient dans les proseuques, et comme elles étaient destinées aussi bien à soulager la misère des Juifs de Palestine et de tous les pays, qu'à enrichir le trésor du temple, il n'est pas étonnant que Philon, ainsi qu'on le verra quelques lignes plus loin, les appelle des lieux de bienfaisance. On a prétendu, avec quelques auteurs anciens, que les proseuques étaient toujours bâties hors des villes; mais il est reconnu que cela n'arrivait que là où les Juifs n'avaient pas le libre exercice de leur culte. On verra plus loin qu'il y avait des proseuques dans Alexandrie, nous savons qu'il y en avait à Rome, au temps d'Auguste, et dans d'autres villes de l'Empire. La loi juive défendait les plantations autour du temple, mais cette prohibition ne concernait pas les proseuques, comme la lecture de la Légation à Caïus l'apprendra.
[21] Chiffre énorme, inattendu, presque invraisemblable, répéterons-nous avec chacun, et que nous ne pouvons contrôler sûrement. En l'admettant, il faudrait porter à plus de deux mille âmes la population de la colonie juive d'Alexandrie. Remarquons toutefois que l'autorité de Philon est grande en cette matière: son caractère grave repousse absolument tout soupçon de mensonge. D'autre part, comment le taxer d'ignorance? Il connaissait très bien l'Egypte, son frère était le premier magistrat des Juifs alexandrins; il a dû par conséquent puiser ses renseignements aux sources les plus sûres. C'est à peine si on peut le soupçonner d'exagération, car il ne paraît pas songer à faire valoir le chiffre considérable qu'il relève. Nous croyons, pour notre part, que s'il est impossible d'établir d'une manière certaine le nombre des Juifs de la dispersion; ce nombre, calculé sur les quelques données que nous possédons, serait de nature à causer le plus profond étonnement. Les Juifs de Haute-Asie, de l'Asie Mineure et de la Cyrénaïque formaient dans les villes à peu près un tiers de la population; à Rome sous Tibère, la colonie des Israélites était, comme nous l'avons vu, d'au moins quinze mille âmes.
[22] C'est sans doute à cause de ces mots que P. Bellier a confondu les proseuques avec les maladreries et les aumôneries du moyen-âge. Toutefois il n'est pas improbable que les Juifs aient placé autour des proseuques des établissements de charité.
[23] Ironie éloquente qui termine bien tout ce passage pressant d'argumentation et nerveux de langage.
[24] Les droits politiques (p???te?a) auxquels Philon fait ici allusion ne sont point, comme on l'a dit, le droit de cité romaine. Les Juifs à Alexandrie avaient une organisation spéciale, obtenue des Ptolémées, confirmée par Auguste, maintenue depuis; possédaient leurs magistrats, et peut-être leurs tribunaux et leurs impôts; ils formaient un petit État. C'est là ce que notre auteur nomme la politeia des Juifs alexandrins, c'est pour la défendre qu'ils envoyèrent plus tard une ambassade à Caïus.
[25] Il y avait, dans la législation romaine, le Droit romain, le latin, l'italique, le Droit des Colonies, celui des Municipes, celui des Alliés, qui conféraient chacun des privilèges divers. Le droit des étrangers (peregrini) était le plus infime; on comprend dès lors la gravité de l'édit de Flaccus et l'importance du débat que les Juifs essayèrent d'élever sur ce point, sans qu'il leur fût possible de se faire entendre.
[26] N'est-il pas bien difficile d'admettre ce détail, quand nous savons le grand nombre de Juifs qu'il y avait à Alexandrie et la vengeance éclatante qu'ils tirèrent sous Claude de cette persécution?
[27] Drusilla était l'une des trois sœurs de Caïus et celle qu'il aimait le plus. Il eut avec elle un commerce criminel; on dit même que leur aïeule Antonia les surprit dans les bras l'un de l'autre, alors que Caïus avait encore la robe prétexte (Suétone, Vie de Caïus, XXIV). Dans la maladie qu'il fit au commencement de son règne, il l'avait déclarée par testament héritière de ses biens et de l'empire; il avait voulu qu'on adoptât dans les serments cette formule: Caïus et ses sœurs me sont aussi chers que moi et mes enfants. Drusilla fut mariée à Lucius Cassius Longinus, homme consulaire, mais bientôt après l'Empereur la lui ôta et la traita publiquement comme sa femme. Drusilla mourut la seconde année du règne de Caïus, l'an 38, suivant Dion Cassius (liv. LVII), et vraisemblablement dans l'été, vers le mois de juin ou de juillet. Cette indication nous est fort utile, car elle nous permet de fixer la date des événements. Ainsi Agrippa vint à Alexandrie vers le mois de juin de cette année (c'est l'époque des vents étésiens, comme nous l'atteste Pline, Hist. natur., liv. LVIII, c. 74), et ce fut quelques semaines après son départ que la persécution éclata. Ce que Philon rapporte du deuil ordonné pour la mort de Drusilla est confirmé par Dion Cassius; Caïus ordonna qu'on décernât à la défunte les honneurs divins dans toutes les villes. Suétone raconte qu'à la mort de Drusilla, l'Empereur fit cesser toutes les fonctions publiques, et pendant ce temps ce fut un crime capital d'avoir ri, d'avoir été au bain, ou d'avoir soupé avec ses parents; sa femme et ses enfants... Caïus laissa croître sa barbe et ses cheveux, et par la suite ne jura jamais que par le nom de Drusilla. (Vie de Caïus, XXIV.)
[28] Comme partout, comme à toutes les époques et encore maintenant, les Juifs exerçaient à Alexandrie le trafic et l'usure. Remarquez le soin, l'insistance avec lesquels l'auteur israélite relève les inconvénients que ces désordres eurent pour le négoce: les créanciers perdirent leurs gages! Au milieu de pareilles calamités, ne dirait-on pas que ce cri est sorti des entrailles émues d'un usurier?
[29] Philon lui donne les noms d'Évergète et de Soter, titres qui furent portés, comme on sait, par les monarques de Syrie et d'Égypte. Le génarque ou ethnarque dont il est ici question est sans doute Acyla. (V. Josèphe, Contre Apion.)
[30] Ce traitement barbare est à. peine croyable, tant le récit de Philon nous le montre arbitraire. Il ne faut pas cependant oublier que si Flaccus cherchait un appui dans la popularité, que s'il cherchait la popularité dans les persécutions infligées aux Juifs, il devait néanmoins éviter de se compromettre par des mesures illégales et peu motivées. Ou bien le texte de notre auteur est incomplet, ou bien, ce qui nous paraît plus probable, Philon s'abandonne tellement à son indignation et est si préoccupé de nous convaincre de la noirceur de Flaccus qu'il tait ce qui est de nature à expliquer, sinon à excuser sa conduite. Ainsi, ce n'est qu'incidemment, presque par hasard, qu'il nous apprend plus loin que le gouverneur avait essayé de rétablir la paix dans la ville, en réunissant les magistrats des Juifs et les principaux citoyens d'Alexandrie, pour les amener à une entente au début de la querelle.
[31] Philon fait-il allusion à des écrits perdus de lui, comme l'Apologie des Juifs et la Palinodie à Caïus? Mentionne-t-il quelque passage du mémoire justificatif remis à l'Empereur par Agrippa, ou quelque incident ignoré du procès qui fut porté au tribunal de César...? Toutes ces suppositions paraissent légitimes, mais il est impossible de s'arrêter exclusivement et certainement à aucune d'elles.
[32] Mot à mot, Porte-verges.
[33] Par ces bienfaiteurs, Philon entend les empereurs romains.
[34] Cette nouvelle indication chronologique confirme la précédente, qui se rapporte à la mort de Drusilla. L'anniversaire de la naissance de Caïus, suivant Suétone, était la veille des calendes de septembre, par conséquent le dernier jour du mois d'août. Il y avait donc environ trois mois que duraient les persécutions contre les Juifs d'Alexandrie.
[35] Neuf et dix heures du matin.
[36] Partie du théâtre où s'exécutaient les danses, où le chœur faisait ses évolutions. Chez les Romains l'orchestre était réservé aux sénateurs.
[37] Il y a là, pour l'histoire de l'Égypte, des documents curieux; ce passage n'est pas moins intéressant à un autre point de vue car il nous montre les duretés et les soupçons de Flaccus plutôt comme des habitudes contractées dans le gouvernement d'un pays toujours prêt à la sédition, que comme des mesures inouïes et injustifiables. D'ailleurs les Juifs, dont Philon fait ici des agneaux sans malice et sans défense, n'étaient pas autant à l'abri des soupçons qu'il le prétend: la suite le prouva.
[38] Ce qui, exprimé plus clairement, signifie: On ne déposséda point les Juifs de leurs maisons parce qu'on ne leur trouva point d'armes, mais si cette allégation avait été autre chose qu'un prétexte, on aurait dû ne pas laisser ces mêmes armes entre les mains de nos ennemis. Les événements antérieurs en faisaient un devoir au président.
[39] N'oublions pas que la chose se passe au théâtre et que les vexations infligées aux Juifs sont, en quelque sorte, les intermèdes des pièces que l'on joue.
[40] C'était le moyen généralement employé dans la persécution des Juifs. Philon (Tout homme de bien est libre) et Josèphe (Guerre Jud., II) y font allusion, en parlant de la résistance héroïque des Esséniens.
[41] Après la justification que nous venons d'indiquer.
[42] Il s'agit probablement d'un décret rendu par les magistrats juifs à l'occasion de l'anniversaire de Caïus; ce décret (??f?sµa) était une sorte d'adresse qui exprimait les vœux et les félicitations du peuple, comme l'indique son nom grec, qui signifie vote, suffrage, décision populaire.
[43] Flaccus était dans la cinquième année de son gouvernement lors de la mort de Tibère, en 37; car il avait reçu l'Égypte pour six ans, et sa charge expirait en 38, l'année de ces événements. On était alors au commencement de l'automne, Flaccus devait donc considérer comme prochain son retour à Rome; il pouvait donc à la rigueur, sans y apporter la mauvaise foi dont Philon l'accuse, promettre de remettre lui-même le décret des Juifs aux mains de Caïus et regarder jusqu'à l'expiration de sa charge. Ceci ressort des termes mêmes que notre auteur prête au président: " J'enverrai, dit-il, votre décret, ou je vous servirai moi-même d'ambassadeur. " Cette considération n'aurait-elle pas dû suspendre le jugement et arrêter le blâme d'un historien moins passionné?
[44] Ce passage est étrange; à quel personnage sous-entendu s'adresse le mot votre (en grec ?µ??)? Gelenius, dans sa traduction latine (édit. de Genève, p. 758), écrit, sans tenir compte du texte: ad imperatoris notam, à la connaissance de l'empereur. Thomas Mangey (tom. II, p. 532) propose de substituer hgemoni à umin, conformément à la version de Gelenius. Cette substitution n'est pas autorisée par les manuscrits; bien qu'elle soit dans le sens général du passage, elle nous semble hasardée. Comment d'ailleurs, en présence de la concordance des manuscrits, mettre cette bizarrerie sur le compte d'un copiste? Nous aimons mieux convenir de l'embarras où elle nous laisse que de chercher à l'expliquer quand même. Le lecteur reste libre d'adopter ou de rejeter les conjectures qu'elle suggère: le Contre Flaccus serait-il une pièce extraite du dossier du procès soutenu par les Juifs alexandrins au tribunal de Caïus, et dans laquelle l'avocat aurait oublié de corriger le mot votre (?µ??) qui paraît s'adresser à l'Empereur? Ou bien cet ouvrage, comme l'histoire de la légation, n'aurait-il pas été écrit pour Claude? Cette explication, fondée sur la fable d'Eusèbe qui fait revenir Philon à Rome et lire la Légation au milieu du sénat, nous sourit moins que la précédente.
[45] L'auteur semble ici parler de lui-même. - Il y a d'ailleurs dans ce passage une difficulté de chronologie et d'histoire à peu près insurmontable. D'après les termes du Contre Flaccus, il est clair que l'arrivée d'Agrippa est postérieure à la démarche faite auprès du président pour lui remettre le décret, postérieure par conséquent au mois de septembre de l'an 38; c'est donc d'un nouveau voyage du roi de Judée à Alexandrie qu'il est ici question. Nous sortirions aisément d'embarras en plaçant ce voyage en l'an 39, lorsqu'Agrippa revint à Rome à la suite du tétrarque Hérode, son oncle, pour l'accuser et lui prendre sa tétrarchie (Josèphe, Guer. Jud., II); mais comment accorder cela avec ce qu'on lit quelques lignes plus bas, que l'entremise d'Agrippa en faveur des Juifs fut fatale à Flaccus? Il faut donc placer ce voyage en 38, durant la présidence de Flaccus: or il est difficile d'admettre qu'Agrippa soit revenu à Alexandrie aussitôt après y avoir reçu les avanies que l'on sait. D'ailleurs, cette difficulté supprimée, il faudrait expliquer la contradiction qui existe entre le texte du Contre Flaccus attestant qu'Agrippa n'a pu recevoir à Alexandrie le décret dont il s'agit avant le mois de septembre de l'an 38, et un passage de la Légation qui affirme, contre toute probabilité, que ce décret lui fut remis lorsqu'il passa par Alexandrie en allant prendre possession du royaume que Caïus lui avait donné. Dira-t-on qu'il ne s'agit point dans la Légation d'un décret, mais d'un mémoire où se trouvaient exposées les plaintes des Juifs? Mais, quand Agrippa vint à Alexandrie, les persécutions contre les Juifs n'avaient point encore commencé, puisque son arrivée en fut le signal. Nous en sommes réduits à accuser le défaut de mémoire de Philon, ou l'altération des textes, de cette difficulté insoluble.
Nous serions tentés de croire qu'Agrippa, qui avait emporté d'Alexandrie un vif ressentiment contre Flaccus, apprit bientôt après les vexations de ses coreligionnaires, et que ce fut pour lui un nouveau grief, un nouveau prétexte d'accusation à Rome contre le gouverneur. L'année suivante, en 39, il revint à Alexandrie, y trouva les Juifs dans la désolation et promit de mettre son influence à leur service. Philon a peut-être confondu cette double intervention que sépare la chronologie, et qu'il eût fallu distinguer, à cause des motifs différents qui firent agir Agrippa dans chacune des deux circonstances.
[46] C'est sur ce passage que nous nous fondons pour croire que l'intervention d'Agrippa, sans sauver les Juifs, perdit Flaccus.
Philon, après avoir raconté que le roi de Judée fit parvenir les félicitations des Alexandrins à Rome en accusant le président de les avoir gardées par malveillance, ajoute que là-dessus, ?p? t??t???, la justice de Dieu attaqua Flaccus.
[47] Peut-être la charge n'était-elle pas tout à fait à son terme, mais elle en était du moins très près, puisque nous sommes à l'automne de l'année 38, qui devait être la dernière année de la présidence de Flaccus.
[48] Philon personnifie la justice. Comme on le voit dans le livre sur la Création du monde, Dieu, selon notre philosophe, est entouré de puissances qui sont ses anges, ses Verbes, et gouvernent l'univers: la Justice ou Puissance vengeresse est un de ces Logoi.
[49] Flaccus avait trempé dans la conspiration de Séjan contre Agrippine. On sait que Tibère se servit de cet ambitieux favori pour se défaire de la femme et des enfants de Germanicus. Flaccus fut sans doute l'un de ceux qui contribuèrent par leurs délations à fournir à Tibère les prétextes qu'il cherchait contre Agrippine. Cette femme courageuse, fidèle à la mémoire de son mari, avait osé se plaindre de sa fin prématurée, et l'Empereur, la prenant par la main, lui avait cité un vers grec qui signifie:
Ah! si vous ne régnez, vous vous plaignez toujours.
Agrippine morte après d'indignes et barbares traitements, Néron et Drusus, ses deux fils aînés, immolés à la haine de leur aïeul, Caïus, le seul survivant de cette famille infortunée, dissimula son ressentiment du vivant de Tibère. Dans les premiers mois de son principat, soit par générosité, soit par calcul et pour asseoir solidement sa popularité, Caïus brûla publiquement les papiers qui compromettaient tous les ennemis de sa famille, et jura qu'il n'en avait lu aucun. Dion Cassius, rapportant ce fait avec Suétone, ajoute que ceci était une comédie, qu'on ne brûla que des copies et qu'on garda les originaux de ces pièces qui intéressaient un grand nombre de hauts personnages. Nous ne sommes pas éloignés de croire fondée l'accusation de Dion Cassius, de penser que Flaccus était l'un de ceux que ces papiers concernaient, que Caïus avait jusque-là patiemment attendu l'occasion que lui fournissaient enfin les récriminations des Juifs, les plaintes d'Agrippa et la fin prochaine de la présidence de Flaccus.
[50] C'est apparemment le personnage dont il a été parlé plus haut, qui avait exécuté des perquisitions à Alexandrie. Bassus, sans doute, connaissait la ville et le pays; c'est pourquoi on l'avait chargé d'arrêter Flaccus. Au mystère dont il s'entoure, à la promptitude de ses mouvements, on reconnaît quelle chose grave c'était, comme le remarque Philon dans la Légation, de s'attaquer à un gouverneur dans une province lointaine, remplie de troupes qu'il avait pu gagner.
[51] Ce tableau est peint de main de maître et rappelle quelques-unes des plus belles pages de Tacite.
[52] Sage politique qu'il était dangereux d'abandonner, car l'autorité souffre toujours de ces sortes d'exécutions.
[53] La fête des Tabernacles, ou Scénopégie, avait lieu à l'équinoxe après les moissons, avant les semailles.
[54] A Alexandrie, comme à Jérusalem, à Rome et près de toutes les villes importantes, Les Romains avaient établi un camp destiné à tenir en respect les séditieux. A Jérusalem, la tour Antonia servait de forteresse à la garnison romaine; c'est de cette tour que le tribun Lysias sort, pour rétablir dans la ville sainte l'ordre troublé par les ennemis de l'apôtre Paul, V, Actes des Apôtres, p. 175 de mon édition.
[55] La première phrase de cette prière des Juifs est toute chrétienne; mais il est clair qu'elle vient plutôt de la rhétorique de Philon que de la situation. Est-il possible d'en douter, en réfléchissant que l'irritation des Juifs était légitime et portée au comble, que les passions populaires sont plus violentes que philosophiques, et surtout en entendant, quelques lignes plus bas, dans la prière faite au bord de la mer, ce cri de haine et de vengeance, parti du cœur: " Merci, mon Dieu, d'avoir exaucé nos prières, d'avoir puni Flaccus et de l'avoir puni sous nos yeux, pour notre satisfaction! "
[56] La pureté requise chez les Juifs pour le lieu de la prière consistait surtout à ce qu'il ne fût souillé par rien de ce qui rappelait le culte des idoles.
[57] Il faut, pour bien comprendre la pensée de Philon sur ce qu'il nomme les êtres mortels et immortels, connaître le passage de son livre sur la Création du monde, où il qualifie de mortel et périssable tout ce qui est terrestre et participe la nature de la matière, et d'immortel et impérissable tout ce qui appartient au ciel.
[58] Cette préoccupation de substituer partout la justice céleste aux passions et aux rancunes de la terre nous semble aujourd'hui naïve et superstitieuse; mais il faut, pour juger ce qu'il y a de moral et d'élevé dans cette affirmation énergique de la Providence divine, se reporter aux idées et aux mœurs des temps.
[59] Flaccus resta vraisemblablement quelques semaines en Egypte, pendant que l'on s'occupait de rassembler les éléments de son procès et de lui chercher des accusateurs.
[60] Sans doute vers le commencement de l'année 39.
[61] Seigneur, en latin Dominus, en grec ?esp?t??. Auguste avait défendu sévèrement qu'on lui donnât ce titre jusque-là réservé aux dieux. Tibère le refusa de même; Caïus l'exigea. Les titres d'Évergète et de Soter étaient devenus en quelque sorte des appellations royales dont Flaccus était sans doute friand, comme de toute flatterie exagérée.
[62] La loi romaine n'admettait pas lu témoignage de l'esclave contre son maître; Josèphe reproche à Tibère d'avoir écouté et provoqué les délations d'Eutychus, cocher du roi Agrippa, contre ce prince.
[63] Il faut lire dans Tacite (Annal., liv. I, 73, 7, 75) les rigueurs inouïes que Tibère imagina de couvrir par cette loi de lèse-majesté. Tout devenait coupable, un geste, un sourire, une intention, une démarche, un marché. On en voulait sans doute aux richesses de Lampon, et c'était un prétexte pour lui faire rendre gorge.
[64] Il y avait à Alexandrie, depuis Auguste, un amphithéâtre bâti par les Romains, comme nous l'apprend Strabon. Ce passage nous porte à penser que les dépenses nécessitées par les jeux étaient à la charge de la ville, et que l'on désignait pour les faire un des citoyens réputés pour leurs richesses. Cette intendance n'était pas sans doute un honneur du goût de tout le monde, mais il fallait se résigner à cet impôt extraordinaire.
[65] En lisant ce passage empreint d'indignation, on se rappelle avec quelle finesse, avec quel mordant Lesage parle des greffiers dans le Diable boiteux: " Je suis curieux, reprit l'écolier, d'apprendre ce que fait certain homme que je vois en bonnet de nuit et en robe de chambre. Il écrit avec application, et il a près de lui une petite figure noire qui lui conduit la main en écrivant. - L'homme qui écrit, répondit le Diable, est un greffier, qui, pour obliger un tuteur très reconnaissant, altère un arrêt rendu en faveur de sa pupille; et la petite figure noire qui lui conduit la main est Griffaël, le démon des greffiers. - Ce Griffaël, répliqua don Cléophas, n'occupe donc cet emploi que par intérim; puisque Flagel est l'esprit du barreau, les greffiers, ce me semble, doivent être de son département. - Non, répartit Asmodée, les greffiers ont été jugés dignes d'avoir leur diable particulier; et je vous jure qu'il a de l'occupation de reste. "
[66] Le gouverneur dans sa province avait les doubles attributions, civiles et militaires, du préteur. En latin ce nom signifie chef (de praeeo, marcher devant, guider). Le titre de préteur s'appliquait à la fois au général et au juge; quand il avait le sens de général, il désignait surtout un chef de troupes étrangères; le sénat décorait souvent des insignes de la préture les rois, comme Agrippa, qu'il faisait ses lieutenants dans leurs royaumes.
[67] Philon se sert, pour les désigner, non du mot ?ta???a qui, étymologiquement, répondrait mieux peut-être au mot confrérie, mais du mot ??as??. Nous faisons cette remarque pour en conclure que les confréries alexandrines, qui avaient sans doute quelque analogie avec les mystères d'Éleusis, n'étaient pas sans lien avec la religion de l'antique Égypte. En effet, le mot ??as?? désigne en grec une troupe de gens qui célèbrent la fête d'un dieu (surtout de Bacchus) par des danses, des chants et des festins. Il est certain que notre auteur, en employant ce terme, a eu l'intention de définir les réunions dont il parle, puisqu'il ajoute que leur nom, dans le langage du pays, est autre.
[68] ????? signifie proprement lit, et par extension le banquet dans lequel on se servait de lits pour se mettre à table. Synode signifie simplement réunion.
[69] Clinarque (de ?????, festin, et de ?????, chef), chef du festin. - Symposiarque (de s?µp?s???, banquet, et de ?????, chef), chef du banquet.
[70] Le mot dont se sert Philon est plus expressif et signifie trouble-ville, ta?a??p????; nous dirions aujourd'hui révolutionnaire ou démagogue.
[71] Curieux détails qui nous présentent un tableau fidèle des mœurs municipales dans l'empire romain. On voit que l'origine de la claque remonte haut dans les annales du théâtre.
[72] Le gouvernement des Romains était habile: Alexandrie avait conservé ses magistrats, le peuple délibérait, et ses arrêts, approuvés par le président, obtenaient sans doute force de loi. Si cette politique avait le grand avantage de ne pas susciter de graves et fréquents embarras au sénat romain, elle exigeait, chez les gouverneurs, un mélange de fermeté, de douceur et d'adresse assez difficile à réaliser. Le rôle de Flaccus n'était pas, comme on voit, sans danger.
[73] Les trois peines qui sont ici indiquées, la flétrissure, l'exil, la mort, constituent à peu près toute la sanction du droit romain. La flétrissure (?tµ?a, ignominia, in nomen) consistait dans la perte de l'honneur et de la bonne réputation du citoyen. Le jugement du censeur, dit Cicéron (Non., 24), n'inflige guère à celui qu'il frappe d'autre châtiment que la honte. Aussi, comme il n'en résulte qu'une tache pour le nom, cette peine a reçu le nom d'ignominie. L'exil était ordinairement la punition la plus grave qui pût atteindre un citoyen romain: la proscription et la confiscation ne furent pratiquées que pendant les guerres civiles. La loi défendait de battre de verges un citoyen, en tout cas de le châtier avant que les formalités de la jurisprudence eussent été épuisées à son égard. Alexandrie n'avait pas à cette époque le droit de cité romaine; mais le peuple de cette ville, qui se gouvernait lui-même, comme nous le voyons, par ses propres magistrats, s'appliquait en grande partie les usages du droit romain.
[74] Flaccus eut tort: tout nous porte à croire qu'Isidore dans son exil conserva des intelligences avec les Hétéries alexandrines. Il dut prendre une part active à la persécution des juifs, soit de loin et indirectement, soit qu'il fût rentré dans la ville vers l'année 38, au moment où Flaccus cherchait par tous les moyens la popularité, et redoutait plus que jamais l'influence souterraine de l'ancien clinarque. Ce retour d'Isidore semble accusé par un passage du commencement de ce livre, où nous lisons que le président s'éloigna de ses amis et se rapprocha de ceux qu'il savait indisposés contre lui.
[75] Il serait difficile de dire quelles furent les charges produites contre Flaccus. Isidore et Lampon, les seuls accusateurs du président que Philon désigne, étaient hostiles aux Juifs et ne durent point parler de la profanation de leurs lieux saints. Si l'hostilité de Lampon est peu douteuse, après l'amère critique que notre auteur fait du greffier, celle d'Isidore est certaine: c'est assurément le clinarque qui excita la populace contre les Israélites. Nous le retrouvons avec Apion, deux ans plus tard, parmi les ambassadeurs que les Alexandrins opposèrent aux Juifs. Nous ne pouvons donc préciser les griefs allégués contre Flaccus, mais nous croyons pouvoir affirmer qu'ils n'intéressaient pas les Juifs et concernaient l'époque où il eut des démêlés avec Lampon et Isidore; or Philon nous le montre à cette époque résistant vigoureusement aux démagogues, il rend hommage à son équité, à sa modération, à son énergie; sur quel point entend-il qu'il fut manifestement convaincu? Nous soupçonnons ici l'historien de ne prendre conseil que de sa rancune. Si Flaccus fût convaincu par les accusations de Lampon et d'Isidore, il est clair que ce fut sur des faits antérieurs et étrangers à la profanation des proseuques, sur des faits relatifs à une période de sa magistrature que Philon honore des louanges les plus pompeuses. Il y a donc ici une contradiction provoquée par le désir trop vif de trouver Flaccus coupable. Le silence de notre auteur semble indiquer que les Juifs ne fournirent pas leur contingent à la députation accusatrice, mais ce silence laisse assez entendre que l'entremise d'Agrippa ne leur fit point défaut en cette circonstance. Il n'était pas nécessaire, d'ailleurs, que Flaccus fût convaincu: son procès, Philon lui-même le déclare, était une comédie qui fournit à Caïus des prétextes pour la vengeance. Le véritable crime du président, nous le savons, c'était d'avoir trempé dans les intrigues de Séjan contre Agrippine; quant à la violation des proseuques, il est certain, nous le répétons, que, loin de nuire à Flaccus, elle eût été pour lui un titre au pardon de César, si Caligula eût su pardonner!
[76] Caïus préludait déjà aux rapines qui marquèrent la fin de son principat.
[77] La loi voulait que les biens des criminels condamnés à la mort ou à l'exil fussent confisqués au profit de l'État. Les biens de Flaccus appartenaient donc au trésor public, et l'Empereur volait le trésor. Mais tel était le respect de la loi à Rome, que la toute puissance des Césars semblait expirer devant elle; le plus insensé des princes, qui se croyait " tout permis et contre tous (Suétone, Vie de Caïus, xxix) ", cherchait encore, pour la violer, des détours.
[78] Aujourd'hui Andros, appartenant au groupe des Cyclades, à 21 km. S.-E. de l'Eubée (Nègrepont); sa longueur est de 42 km, sa largeur de 11 km. C'est sans doute au port de Gaurios, le plus sûr et le plus fréquenté, que Flaccus fut conduit.
Lépidus était un des mignons de Caïus: son infamie lui valait une haute influence. Deux ans plus tard environ, Lépidus conspira, dit-on, contre son maître avec les propres sœurs du tyran; car il lui en resta deux après la mort de Drusilla: c'étaient Agrippine et Livilla (Suétone, Vie de Caïus, VII). On ignore si cette conspiration fut réelle ou imaginée par les frayeurs et la haine de Caïus. Quoi qu'il en soit, il fit tuer Lépidus, et, en exilant ses sœurs, leur adressa cette menace: " J'ai non seulement des îles, mais aussi des glaives. " (Suétone, Vie de Caïus, XXIX.)
[79] Aujourd'hui Lechena, bourg de Grèce en Morée, sur la rive orientale de la baie de Corinthe. Il servait de port à Corinthe du côté de l'Italie et de la mer ionienne, comme le Cenchrée du côté de l'Asie.
[80] Aujourd'hui Makro-Nisi, séparée de l'Attique par le canal de Mandri.
[81] Aujourd'hui Céo, située à l'est de la précédente; Cythnos, aujourd'hui Thermia, se trouve dans la même direction. Entre Céa et Andros se trouve Gyaros, aujourd'hui Ghioura.
[82] L'expression grecque est beaucoup plus énergique et signifie littéralement: jeter à terre, de manière à rompre le cou.
[83] Il est probable que Flaccus fut conduit à Andros vers le mois de février ou de mars de l'an 39: son exil dura donc certainement moins de deux ans, puisqu'en 41, à cette même époque, Caïus était assassiné. Ne dirait on pas que Philon cherche à prolonger le châtiment et les tortures de l'infortuné?
[84] Il faut remarquer que Philon prête à Flaccus le langage d'un païen; plus loin il lui fait parler des divinités vengeresses, ???st??e?.
[85] La haine est ingénieuse: il est impossible de rattacher avec plus de finesse et de persistance les malheurs de Flaccus à la persécution des Juifs alexandrins.
[86] Le terme grec signifie me guettent et m'épient.
[87] Philon blâme Flaccus de ce qu'il considère comme une lâcheté: sur ce point de morale, il est opposé au christianisme et tout à fait stoïcien. A ses yeux le suicide est la suprême ressource de l'homme de cœur contre la nécessité. Cette opinion, qui n'apparaît ici que d'une façon indirecte, est nettement exposée et longuement développée dans le traité: Tout homme de bien est libre.
[88] L'ancienne traduction de P. Bellier fait naïvement de ce génie le mauvais ange de Flaccus: c'est anticiper un peu trop. On trouve chez les Grecs cette croyance que chaque homme a, pour présider à ses destinées, un génie (da?µ??): de là l'histoire du démon de Socrate. Suivant la doctrine admise par le christianisme, ces génies sont des anges; chacun de nous a un bon ange, chargé de nous défendre contre les tentations du démon.
[89] Quand on a lu ces pages, on est moins tenté de voir dans l'exil infligé aux citoyens romains une peine légère ou un châtiment insignifiant. Jamais, du reste, l'exil n'avait été aussi rigoureux que sous les empereurs.
[90] Lépidus périt vers le milieu de l'an 40; cette nouvelle indication chronologique nous permet d'assigner une limite très vraisemblable à l'exil de Flaccus, qui ne se prolongea guère plus d'un an.
[91] Ce trait du caractère de Caligula est conforme à tous les témoignages de Suétone, de Tacite et de Dion Cassius: le monstre, qui portait la dissimulation aux dernières limites, raffinait sur ses cruautés comme sur ses plaisirs, et ne différait une vengeance que pour mieux la savourer.
Nous nous demandions plus haut, à propos d'un passage obscur, si le livre contre Flaccus n'était pas une pièce du dossier produit par les Juifs alexandrins dans le procès qui s'engagea au tribunal de César; mais il est évident que cette supposition est applicable seulement à la première partie du livre; la seconde, qui concerne le châtiment et l'exil de Flaccus, est, selon toute évidence, composée avec un éclat et un art qui supposent un but différent et plus général. Les termes dont l'auteur se sert pour flétrir la cruauté de Caïus achèvent de nous convaincre que cet écrit, tel que nous le possédons, peut contenir quelques passages du Mémoire justificatif des Juifs, sans le reproduire fidèlement, ni en entier.
[92] Caïus était d'un tempérament nerveux prononcé. Les crises épileptiques, qui l'attaquèrent dans son enfance, se changèrent plus tard (Suétone, Vie de Caïus, L) en faiblesses subites, qui le prenaient au milieu de l'étude ou du travail. Avec une telle complexion, les excès auxquels il s'abandonna et le philtre de Césonie produisirent en lui des résultats terribles. Suétone reconnaît qu'il eut des frénésies intermittentes, qu'il sentait lui-même son mal et l'altération de sa raison, qu'il avait même plusieurs fois songé à y porter remède (Suétone, ibid.). Il faut le constater, à la honte de l'espèce humaine, la malice, la finesse et en quelque sorte la conscience que Caïus porta dans ses crimes, nous montrent en lui un fou lucide, c'est-à-dire coupable. Il avait de fréquentes insomnies: c'est à ce fait bien connu que Philon fait sans doute allusion. Son organisme, surexcité par l'orgie et la débauche, ne lui laissait goûter le sommeil que durant de courts intervalles. Au milieu de ces insomnies, las d'appeler la lune à venir partager sa couche, las de veiller dans son lit, il errait dans de vastes galeries, attendant et invoquant le jour. " (Suétone, loc. cit.)
N'est-ce pas un spectacle digne de nous inspirer de graves réflexions, que celui qui nous montre le bourreau et la victime, Caligula et Flaccus, deux criminels, deux voluptueux, soumis aux mêmes tortures du corps et de l'âme, et s'enviant mutuellement leur sort misérable?
[93] Ces mots, rapprochés de ceux où Flaccus se compare aux bêtes à qui l'on donne à manger et à boire, nous font penser que les exilés étaient nourris aux frais de l'État. La maison que Flaccus acheta fut peut-être acquise au moyen de quelque don fait par un ancien ami, ou peut-être par les économies faites sur la somme allouée à l'ancien président pour sa subsistance.
[94] N'est-ce pas là un mot de génie et qui éclaire les ténébreuses horreurs de l'âme de Caligula? Le souci de ses jouissances était devenu pour lui une peine; il enviait aux autres la simplicité d'une vie dure. Ce passage est à méditer: l'ironie qu'il renferme est un autre trait, non moins vif et profond, du caractère et des raffinements de Caïus.
[95] Suétone (Vie de Caïus, XXVIII) raconte ainsi cet acte de barbarie " Caïus demanda un jour à un citoyen, qu'il avait rappelé de l'exil, où il était depuis longtemps, ce qu'il avait coutume d'y faire. Celui-ci répondit pour le flatter: Je demandais aux dieux ce qui est arrivé, que Tibère mourût et que tu régnasses. "
Sur ce propos, il se persuada que tous ceux qu'il avait exilés lui souhaitaient la mort. Il envoya des soldats pour les égorger tous.
Ce récit, du reste, ne contredit pas celui de Philon; il n'est pas invraisemblable que Caligula ait accompagné cette exécution des atroces plaisanteries que l'historien juif rapporte. Il faut toutefois noter que ce dernier, comme il est naturel, essaye de rattacher tout le motif de cette cruauté à Flaccus. Caïus plaisantait volontiers sur le sort de ses victimes: un citoyen qui avait été préteur, et qui était retiré à Anticyre pour sa santé, demandait la permission d'y faire un plus long séjour: il ordonna qu'on le tuât, disant qu'il lui fallait une saignée, puisque l'ellébore ne lui servait de rien. Malheur à celui dont le sang devenait nécessaire pour assaisonner un bon mot de César!
[96] C'était chez Caïus une habitude; tous les dix jours il dressait la liste des prisonniers qu'il fallait exécuter, et il appelait cela apurer ses comptes. (Suétone, Vie de Caïus, XXIX.)
[97] Genre de subtilité fréquent chez les anciens, qui cherchaient à tout des raisons métaphysiques: si Flaccus ne se noya point, ce fut par lâcheté.
[98] La passion est brûlante dans ces dernières pages; Philon met une opiniâtre animosité à montrer que l'ancien président a subi de point en point et très rigoureusement la peine du talion; que la persécution des Juifs alexandrins a été vengée de la manière la plus complète, sur la personne de leur persécuteur: il a violé le foyer des Israélites, il a été arraché du sein du foyer qui aurait dû le protéger; il a profané les proseuques et souillé les éléments, la mer s'est soulevée contre lui; il a refusé de rendre justice à des citoyens honnêtes, il a été condamné après avoir été convaincu; il a donné les Juifs en spectacle à la populace, il est devenu lui-même un objet de risée et de compassion pour le monde entier. Il semble qu'il n'ait vécu quelques mois dans son exil que pour expier par ses transes et ses angoisses tout le mal qu'il a fait aux Hébreux. Enfin, pour achever d'égaler la punition aux crimes, tout son corps est mutilé, le lieu de son supplice est couvert de larges flaques de sang, les lambeaux de ses chairs restent attachés aux aspérités du sol, et tandis qu'on l'égorge il voit creuser la fosse qui doit contenir son cadavre. C'est horrible: on dirait que le génie de la vengeance israélite, incarné dans Philon, lui souffle cette terrible inspiration et l'acharne ainsi sur un ennemi terrassé.
Il n'est cependant pas possible d'accuser notre philosophe d'exagération; tous les détails qu'il consigne ont dû être puisés à des sources sûres; ce qui le prouve, c'est que là où son récit peut être contrôlé par celui des auteurs qui après lui ont écrit l'histoire de cette époque, on reconnaît que, s'il commente les faits à son point de vue particulier, il les raconte néanmoins avec exactitude.
Si Philon demeure véridique malgré la passion qui l'emporte, il faut convenir d'ailleurs que cette passion le rend ingénieux au dernier point, ou, si l'on aime mieux, l'entraîne à des écarts étranges; le parallélisme qu'il a prétendu établir entre la persécution des Juifs alexandrins et la fin déplorable de Flaccus est un chef-d'œuvre de dextérité. Cela prouve combien il est dangereux d'aborder les faits avec un esprit prévenu: on en tire tout ce qu'on veut; le hasard, devenu docile, s'arrange au gré de nos désirs; tout ce qui est de nature à contrarier nos vues disparaît, tandis que les moindres détails favorables à notre système ressortent avec vigueur et s'emparent de notre logique.
En résumé le Contre Flaccus n'est pas seulement une belle page de style, c'est encore un document précieux et inédit d'histoire où se révèle, en traits éloquents, le caractère vindicatif de la race juive; c'est enfin une leçon d'impartialité et de modération aux historiens à venir, et le premier bégayement de l'esprit humain sur la philosophie de l'histoire.