DES ERREURS ET DE LA VÉRITÉ

Louis-Claude de Saint-Martin


PREFACE
"L'oeuvre de Saint-Martin est nombreux et, à mon opinion, d'une grande unité organique. On pourrait le définir par un titre qui appartient à Martinez de Pasqually, le théurge énigmatique qui fut le premier instituteur du Philosophe Inconnu : c'est un Traité de la Réintégration des Etres. Mais comme je le dirai peut-être un jour, Saint-Martin prit ailleurs que chez Martinez le chemin du réparateur".
Voilà pour notre édition le meilleur chapeau. Un vieux martiniste, Octave Béliard, y avise fidèles et curieux, tous les amateurs, de l'essentiel : "L'Annonce du nouvel homme par Louis-Claude de Saint-Martin". (Note 1 : Mesures, n° 4, 15 octobre 1936, p. 104.) - que revoici de plus saint-martinienne façon.
Chez Saint-Martin, la continuité du progrès intérieur et la permanence du désir qui le cause, harmonisent les écrits dont des circonstances particulières ont fixé les dates, les thèmes et les genres respectifs ; de même qu'au centre commun de ses sphères personnelles, familiale, sociale s'enracinent évidemment la situation et la vocation globales du théosophe qui crut opportun de s'appeler philosophe et dont l'incognito affecté tourna à la méconnaissance.
Si l'oeuvre est cohérent au plan du discours, c'est qu'il manifeste, de la part de son auteur, une fidélité doctrinale corollaire, voire corrélative, d'une ligne d'expérience sans brisure. La gnose reçue et apprise, méditée et rêvée, vécue par Saint-Martin vise à la réintégration des êtres, jusque dans le sens spécifique, et spécificateur des fins et des moyens, où Martines de Pasqually proclama la formule. De lui, Saint-Martin a reçu la plupart des mots et des idées clefs. Béliard a donc raison de situer le disciple entier dans la mouvance de son premier maître, tout en suggérant que le saint-martinisme
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ne se confond pas avec le martinésisme, et qu'il tire son originalité, même technique, du rôle précellent qu'y assume le Christ : mon toi, mon soi.
La suggestion, pourtant, reste vague. Précisons ce point capital. C'est en lui que Saint-Martin a trouvé le chemin du réparateur, et le Réparateur. Fut-il un temps où il ne les y entrevoyait pas ? Böhme confirmera sa découverte et l'amplifiera. Mais cette découverte, le chemin du chemin, l'idée juste du Réparateur, il les doit à Martines. Car Martines lui enseigna la théurgie cérémonielle et la notion d'une cause physique, active et intelligente dont la sagesse n'est pas seulement à étudier, mais à imiter. Saint-Martin entendit et pratiqua la théurgie selon son coeur, il expérimenta la cause en chrétien, il chercha les faveurs de la sagesse.
Au fil des ouvrages réunis dans la présente édition, l'on verra Louis-Claude de Saint-Martin, le Philosophe Inconnu, nobliau temporel de la sérénissime aristocratie spirituelle, âme très sensible, castrat électif des suites d'une circoncision du coeur, en la présence de sa belle-mère, d'une vraie belle, d'une vraie mère, d'une belle-mère, dont il croyait tenir tout son bonheur peut-être parce qu'elle lui en avait confisqué la moitié, Saint-Martin-Jésus au milieu des docteurs, on le verra d'emblée initié, selon l'externe, aux mystères, travailler à les pratiquer sans cesse, d'après son génie propre qui ressortit à l'interne ; en opposer les conséquences religieuses, métaphysiques, politiques, physiques, les conséquences dans l'ordre de toutes sciences aux vantardises des savants qui se trompent et trompent, faute de principes, et qui manquent de principes parce qu'ils ignorent le Principe ; avancer sur la voie et nous y attraire, connaître, défendre et illustrer la vérité, servir la vie et en jouir avec des frissons bâtards. (Mais quelle vie, quelle vérité, quelle voie ? quel Christ ?).
Au fil des ouvrages de Saint-Martin, certes nulle ligne qui contredise notre propos, car le sien ne démord pas un instant de lui. Mais quels sont les ouvrages, typiques par construction, "oeuvres majeures" par définition, dont j'ouvre la série ?
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Parcourons le catalogue des écrits tant publiés par lui-même que posthumes, (Note n° 2) de Louis-Claude de Saint-Martin, le Philosophe Inconnu, qui naquit à Amboise le 18 janvier 1743 et mourut à Aulnay, commune de Châtenay, dans la Seine, le 14 octobre 1803 (Note n° 3)
(Note n° 2 : Voir notre Bibliographie générale des écrits de Louis-Claude de Saint-Martin. Paris, 1967, xéro. Exemplaires déposés à la Bibliothèque nationale de Paris, salle des catalogues, et à la Bibliothèque de la Sorbonne, salle de bibliographie. Edition imprimée en préparation. Pour mémoire : notre Bibliographie saint-martinienne).
(Note n° 3) : Voir notre Calendrier de la vie et des écrits de Louis-Claude de Saint-Martin, avec la collaboration de Nicole Chaquin et de Catherine Amadou. Une brève chronologie en a été extraite et figure en tête du volume VII de la présente édition, Notes et documents) :
?Des Erreurs et de la vérité. 1775.
*** ?Ode sur l'origine et la destination de l'homme. Ca 1781.
?Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l'homme et l'univers. 1782.
****?De la Poésie prophétique, épique et lyrique. ?
*** ?Phanor, poème. ?
**** ?Discours sur la meilleure manière de rappeler à la raison les nations livrées aux
?erreurs et aux superstitions. Ca 1785.
?L'Homme de désir. 1790.
?Ecce homo. 1792.
?Le Nouvel homme. 1792.
Lettre à un ami, ou considérations... sur la Révolution française ; suivies du précis d'une conférence publique... 1795.
***?Stances sur l'origine et la destination de l'homme. 1796.
?Eclair sur l'association humaine. 1797.
****?Réflexions d'un observateur sur la question : Quelles sont les institutions les plus
?propres à fonder la morale d'un peuple ? 1797.
**** ?Essai sur les signes et sur les idées. 1799.
?Le Crocodile. 1799.
****?Recension du Crocodile. 1799.
?De l'Esprit des choses. 1800.
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** ?L'Aurore naissante … de Jacob Bêhme. 1800.
*** ?Le Cimetière d'Amboise. 1801.
****?Controverse avec Garat. 1801.
**?Des Trois principes de l'essence divine ... par Jacob Bêhme 1802.
?Le Ministère de l'homme-esprit. 1802.
?Œuvres posthumes. 1807.
**?Quarante questions… par Jacob Bêhme. 1807.
**?De la Triple vie de l'homme… par Jacob Bêhme. 1809.
*?Des Nombres. 1843.
*?Cinq textes inédits. 1959.
*?Mon portrait historique et philosophique. 1961.
*?Conférence avec M. le chev. de Boufflers… Conférences avec M. Le Roux, docteur
?en médecine. 1961.
*?Pensées mythologiques. 1961.
*?Cahier des langues. 1961.
*?Varia. 1962.
*?Fragments de Grenoble. 1962.
*?Pensées sur l'Ecriture sainte. 1963-1965.
*?Etincelles politiques. 1965-1966.
*?Cahier de métaphysique. 1966-1968.
*?Carnet d'un jeune Elu Cohen. 1968.
*?Mon livre vert. 1968.
*?Notes sur les Principes du droit naturel de Burlamaqui. 1969.
****?Réflexions sur le magnétisme. 1969.
****?Du somnambulisme et des crises magnétiques. 1969.
*?Pensées sur les sciences naturelles. A paraître.
La correspondance éditée comprend de très nombreuses lettres, toutes posthumes, sauf une à Matthias Claudius et la lettre à Garat qui est une lettre ouverte. Elles ont été publiées, celles à Kirchberger, dans un livre (1862) ; les autres, à des destinataires différents, en divers lieux.
Or, la question préalable : dans ce catalogue, où sont les oeuvres majeures ?
Soit clair d'abord que le projet d'oeuvres complètes n'a rien pour nous répugner, au contraire. Mais il était prématuré. Si
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l'accueil réservé aux oeuvres majeures y pousse, une série d'oeuvres complémentaires pourra achever le projet élargi.
(Note n° 4 : Notre entreprise est sans précédent, du moins en fait. Deux projets d'oeuvres complètes ont jadis été formés. Aucun volume n'en a jamais paru (cf. Bibliographie générale, Imprimés, n°s 1 et 2). De même sont restés sans suite deux projets analogues au nôtre, puisqu'ils n'ambitionnaient que d'éditer des oeuvres choisies (cf. Bibliographie générale, Imprimés, n°s 4 et 5). Une édition de cette dernière sorte semble exister sous le titre : OEuvres philosophiques d'un inconnu. Mais c'est une collection factice (cf. Bibliographie générale, Imprimés, n° 3). Je ne parle pas des anthologies qui sont d'une autre espèce et auxquelles une section de la Bibliographie générale est consacrée.
D'ores et déjà, confirmons notre intention de procurer la Correspondance générale, annoncée en 1969.
Rappelons aussi que de nombreux carnets, cahiers, recueils de notes, publiés depuis 1959 (et marqués *), dont le Portrait historique et philosophique que Saint-Martin a tracé de lui-même, sont disponibles en librairie. Il eût été saugrenu, quand il fallait choisir, de réimprimer ces textes.
De plus, et en dépit de leur intérêt pour une plus étroite approche de Saint-Martin et de sa pensée, ces textes, ainsi que le volume des Nombres qui leur est apparenté, relèvent d'un genre mineur. On ne saurait sans abus, quoiqu'on le puisse sans mentir, les qualifier oeuvres majeures.
Non plus les traductions de Jakob Böhme (marquées **), encore que celles-ci soient assez infidèles pour trahir le traducteur qui trahit l'auteur.
Non plus les poèmes (marqués ***) : d'une médiocre veine malgré des pépites admirables, ils faillent à enthousiasmer et n'expliquent guère la théorie.
Toujours sous le coup de la nécessité, les écrits brefs, les mémoires (marqués ****) ont été écartés.
Les deux volumes d'OEuvres posthumes, anonymement publiés par Tournyer, rassemblent des écrits dont certains avaient déjà été édités et plusieurs le seraient ensuite de
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manière plus satisfaisante, mais qui, tous, appartiennent à l'une ou l'autre des catégories précédentes. Donc, à la trappe.
Restent les ouvrages en règle, pour accommoder une expression familière à Saint-Martin ; restent les oeuvres majeures.
Là, Saint-Martin expose son système, par pans d'extension différente, souvent mis en perspective cavalière, et dans des registres variés. Là, ses lecteurs l'ont trouvé ou raté.
Ces ouvrages en règle ont tous été repris, sauf deux : la Lettre à un ami ... sur la Révolution française et l'Eclair sur l'association humaine. Ces deux sont importants. Aussi ne prétexterai-je pas leur petit nombre de pages (quatre-vingt trois et cent trois respectivement) pour excuser leur absence, en les reléguant parmi les écrits brefs. Mais il nous a paru certain, à tort peut-être, qu'ils étaient moins importants que les autres, et que, dans l'impossibilité de les loger tous, c'était à eux de céder la place.
(Note n° 5 : Cependant le texte intégral du Précis d'une conférence qui a eu lieu aux Ecoles normales le 9 ventôse, entre un des élèves et le professeur de l'Entendement humain [sc. Garat] (pour donner son titre complet à la sorte d'appendice qui termine la Lettre à un ami) sera publié en document annexe de la controverse avec Garat. Il constitue en effet le précis, c'est-à-dire le résumé, d'une partie des interventions de Saint-Martin, dont le texte imprimé de la controverse procure la sténographie revue par Garat (seul !).).
Le Crocodile, ce roman épico-magique, plein d'illuminisme, dont un chant reproduit l'Essai sur les signes et les idées, menaçait de poser un cas de conscience. Grâce au ciel, je n'ai pas eu à le trancher : la réédition de 1962 est loin d'être épuisée.
Aux oeuvres majeures, trois opuscules ont été joints, dont la présence doit être justifiée et le sera vite.
Ode sur l'origine et la destination de l'homme. La vertu sublime que Saint-Martin allouait à la poésie et le goût, parfois malheureux, de cet homme de lettres (comme il se désignait lui-même) pour la versification demandaient qu'émergeât cet aspect de son oeuvre et de son personnage.
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Bonne occasion de remettre au jour la première version, intitulée Ode, des Stances sur l'origine et la destination de l'homme, mainte fois rééditées celles-là, qui avait disparu. En outre, la comparaison, qu'autorise l'édition juxtalinéaire, avec la version corrigée où le premier mot du titre a changé, gratifie le critique d'un matériau très rare.
Puis, le Discours en réponse à un concours lancé par l'Académie de Berlin. C'est le seul ouvrage de Saint-Martin, hormis des lettres et Mon portrait, dont l'autographe ait été conservé, à l'insu général d'ailleurs, jusqu'à ce que nous l'exhumions en 1962. Quant au texte, il a subi, dans l'édition unique des OEuvres posthumes, des coupes claires. Le fac-similé de ce manuscrit partiellement inédit, dont le fond n 'est pas banal, enrichirait nos oeuvres majeures d'une pièce exceptionnelle. D'où notre exception en sa faveur.
Enfin, la controverse avec Garat - renfermée dans la sténographie du débat ouvert aux Ecoles normales et la lettre subséquente de Saint-Martin - a pesé lourd dans la vie du Philosophe Inconnu (son "jour d'éclat", écrivait Sainte-Beuve) ;
(Note 6 : "Saint Martin le Philosophe Inconnu", Causeries du lundi, 19 juin 1854, Paris, Garnier, s.d., t. X. p. 249)
; elle indique une date remarquable dans l'histoire des idées en une époque au même égard remarquable ; l'unique édition ne se rencontre guère, fût-ce en bibliothèque. Dois-je plaider davantage ?
Au terme d'un choix, forcé somme toute pour le principal, et je m'en rassure, tel va donc être le sommaire des OEuvres majeures de Saint-Martin :
I.??Des Erreurs et de la vérité. 1775.
Ode sur l'origine et la destination de l'homme. Ca 1781.
- Stances sur l'origine et la destination de l'homme. 1796.
II. ?Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l'homme et l'univers. 1782.
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Discours sur la meilleure manière de rappeler à la raison les nations, tant sauvages que policées, qui sont livrées à l'erreur et aux superstitions de tout genre. 1782.
III.?L'homme de désir. 1790.
IV.?Ecce homo. 1792.
Le Nouvel homme. 1792.
V?De l'Esprit des choses. 1800.
?Controverse avec Garat. 1801.
VI.?Le Ministère de l'homme-esprit. 1802.
VII. ?Notes et documents.
Chacun des dix ouvrages répartis sur six volumes est reproduit en fac-similé, selon le procédé photomécanique. Ils sont tous précédés d'une introduction et d'une table, et suivis d'un index, - appareil de notre cru.
Les notes et les documents relatifs à chaque ouvrage sont groupés dans un septième volume.
Ma joie est grande. Au bout de cet avertissement, mais encore in limine litis, on souffrira que je l'avoue ; aussi qu'elle ne demeure pas ingrate : salut aux mânes de Saint-Martin, salut au lecteur bienveillant. Merci, en leur nom et au mien, à Georg Olms.
L'influence subtile de Saint-Martin, d'un Saint-Martin souvent méconnu, le répéterai-je jamais assez ? et parfois rejoint après des détours, a traversé, fécondé ça et là, son temps et le XIXe siècle. Aujourd'hui doit lui rendre justice. Serait-il donc plus utile que jamais ? Je le crois. Mais sous réserve de fidélité. De notre fidélité profonde. Profonde comme un miroir vivant : réfléchissante, imaginante. Comme un miroir qui n'a pas été fait mais a été engendré, et régénéré ; comme un miroir générateur et régénérateur.
Son existence, son influence sont admises. En déformant l'image de l'homme et de sa pensée, les bourgeois paient tribut à la contre-culture, vraie culture, dont la théosophie a longtemps maintenu, seule avec l'occultisme et la franc-maçonnerie sur quoi elle s'articule, la tradition en Occident.
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Gare au piège, au double piège. La déformation étire le malheureux en deux sens inverses : le philosophisme et l'orthodoxie catholique. Risium teneatis (je sais mon latin des professeurs et des prêtres).
Mais de plus malins récupèrent un Saint-Martin qu'ils n'ont pas déformé. Il leur convient même de se livrer à l'anatomie et d'en transcrire les résultats. Pour en bâtir un modèle. Car les échecs, les failles, les bavures, dans la vie et la pensée de Saint-Martin, nous y serions astreints, en même temps qu'à son inspiration. Or, cet en même temps camoufle d'inévitables conflits. L'inspiration y perd à tous les coups, quand gagne la pente ordinaire. Nous perdons les sucs cordiaux et capiteux des visions du théosophe.
Conserver toute la lettre de Saint-Martin, oui pour l'objectivité. Mais, objectivement, Saint-Martin est maître de subjectivité. Oui donc à elle aussi ; oui en altitude et en profondeur. Elle nous réunit avec Saint-Martin, dans l'esprit, dans son esprit et peut seule rassasier notre désir comme Saint-Martin eût voulu que fût assouvi le sien. Les littéralistes en pratique commettent, ces hypocrites, à l'endroit de Saint-Martin, leur péché mignon d'idolâtrie.
Déformation et récupération se situent au même plan de la mort agressive et du pharisaïsme ; de la dichotomie, d'où procèdent l'ignorance et la douleur.
Pour moi, j'aime Saint-Martin, et m'approprie son élan, ses lumières, comme je le connais après une existence d'homme passée en sa compagnie : dans sa racine.
Le chaos qui bouffonne signifie l'âge d'or fou, le fol amour de chez Platon, Nicolas Cabasilas et André Breton. Le désir. L'admiration.
Au chemin de la réintégration, quelle issue de rechange, même chimérique ? Vient l'heure d'y revenir par la vérité qui libère : vérité de la nature et du désir. Vérité du tableau naturel et de l'homme de désir, de l'homme-esprit et de l'esprit des choses. Vérité du voyage, perforante. Vérité de l'amour enfin : le Christ, tant assassiné ressusciterait-il autre qu'Eros, tel qu'en lui-même ?
Quitte, pour nous, pour lui, à briser les cocons. Dans le cocon culturel (de la vraie contre-culture) Saint-Martin s'est
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débattu. Il s'y blessa : " Serait-il donc vrai que l'on eût mis le principe de ma vie contre moi ... Oh ! douleur ! ". (Note n° 7 : Mon portrait historique et philosophique (1789-1803), Paris, R. Julliard, 1961, n° 929. L'ouvrage sera ci-après référé sous le titre Portrait.)
A demi consciemment, le Philosophe Inconnu, tantôt enseignant, tantôt confessant, veut nous épargner l'épreuve et la mutilation ; nous inciter à le connaître comme homme, à ne plus le méconnaître comme théosophe - le philosophe, c'est de la frime. A réussir où il a réussi. A réussir aussi où il a échoué.
Gardons-nous de l'enfermer dans le cocon de ses livres. Nous nous y enfermerions avec lui et ce serait en faire mauvais usage contre son gré.
Saint-Martin prévient : " C'est moins pour instruire que j'ai fait des livres, que pour exhorter et pour préserver ". (Note n° 8 : Portrait, n° 247.).
Car "il y a des degrés mitoyens où les conseils et les livres sont utiles ; mais ils ne le sont que pour nous découvrir le pays que nous ignorions ; c'est ensuite à nos efforts et à notre expérience à nous y conduire ". (Note n° 9 : La Correspondance inédite de L.-C. de Saint-Martin ... et Kirchberger... , Paris, E. Dentu, 1862, p. 14...)
… " parce que l'intelligence de l'homme existait avant les livres ". (Note n° 10 Portrait n° 319). Dans l'homme plutôt que sur le papier, il nous sied d'écrire (Note n° 11) ; et de lire (note n° 12), ainsi que dans la nature (note n° 13),
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mais à condition d' "expliquer les choses par l'homme, et non l'homme par les choses "(Note n° 14). C'est "l''interne qui apprend tout et préserve de tout " (Note n° 15).
(Note n° 11 : Passim, et par exemple : " C'est dans l'homme que nous devons écrire, penser, parler ; ce n'est point sur du papier […] " (Portrait, n° 262) et " C'est dans nos âmes que nous devons écrire […] ", (Portrait, n° 535). Saint-Martin lui-même est tenté en 1792 : " J'ai assez séjourné dans mon écritoire ; je ne dois plus m'enfoncer dans ce genre d'occupation, et désormais je ne voudrais plus écrire que de ma substance ; aussi laissé-je reposer ma plume aujourd'hui en fait d'ouvrages. " - La Correspondance inédite ..., op. cit., p. 38 -. Mais il y a conflit de devoirs et Saint-Martin confie en 1794 comment il l'apaise : "Quoique j'aie beaucoup écrit, et que j'aie probablement beaucoup à écrire encore […], je n'en ai pas moins senti qu'il y avait une oeuvre supérieure à celle des livres, et qui même sans nuire à mes autres occupations, sera désormais mon objet dominant […] " (Portrait, n° 513). Au vrai, pas de conflit : " Je sais que si toutes nos paroles, toutes nos pensées, toutes nos actions, tous nos écrits ne sont pas engendrés par le centre, et ne sortent pas continuellement du centre comme d'une source inépuisable, nous ne produisons pas du complet, et nous souffrirons dans nos oeuvres puisque leur génération sera imparfaite et susceptible de s'arrêter. ") Portrait n° 247.
(Note n° 12 : Passim, et par exemple : l'homme est "le livre par excellence" ; il procure "le texte original de toutes les pensées divines ", - Lettre à Garat, p. 168 -. Et tout le passage "Du livre de l'homme", Des Erreurs et de la vérité, pp. 253 ss.)
(Note n° 13 : Passim, et par exemple : " lire cette écriture vivante, consacrée dans les différents livres qui composent la grande bibliothèque de l'univers. " De l'Esprit des choses, t. 1, p. 152.)
(Note n° 14 : Des Erreurs et de la vérité, p. 9. La phrase est remployée en épigraphe du Tableau naturel.)
(Note n° 15 : La Correspondance inédite. . ., op. cit., p. 118.)
En fin de compte, l'aveu oblige :
" Les livres que j'ai faits n'ont eu pour but que d'engager les lecteurs à laisser là tous les livres sans en excepter les miens ". (Note n° 16 : Portrait, n° 45.)
Eros, le nouvel homme, ne parle pas : il est le Verbe.

INTRODUCTION
Faux-semblant - Vérités premières - Des erreurs et de la vérité - Erreurs secondes - Invraisemblance.
FAUX-SEMBLANT
Bel inconnu, beau ténébreux, dont les démarches sinueuses réfractent la simplicité du coeur, le désir ambigu et les intuitions, une grande et mauvaise réputation le dissimule. Ce n'est pas tant l'auteur que je veux dire (encore qu'il ressemble à ses livres) mais éminemment son premier ouvrage. Or, ce livre, cet écrit, ce traité, ainsi qu'il le désigne tour à tour, est capital.
Premier selon la chronologie, et comme l'oeuvre de Saint-Martin possède l'unité organique que Béliard remarquait, sa date signifie qu'il jette les bases de l'édifice et en forge l'armature. Ou bien, pour plaire à Saint-Martin, ne vaudrait-il pas mieux parler, en dépit du symbolisme maçonnique, de l'arbre qui bourgeonne ?
Ses éclats, pleins de sous-entendus, retentirent, dès qu'il parut, plus troublants et, dans les années 1780, plus tapageurs, que jamais aucunes autres pages de la même plume. (L'Homme de désir ne cessera d'influer, et sur l'intime, mais ses arcanes préfèrent l'élégance à la coquetterie et son fort sera dans la discrétion.)
Tout le monde ou presque, se méprit sur le sens du livre, y compris ceux qui le crurent dénué de sens. Ce fut en très diverses parts, et d'ordinaire méchantes. Quel succès et quels malentendus !
Peu lu ensuite, peu feuilleté, l'écho s'est perpétué de sa vogue d'antan. Il est demeuré fameux. Au livre des Erreurs et de la vérité, le nom de Saint-Martin, quand on se le rappelle,
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reste attaché, si l'on se rappelle un seul titre de lui. L'hommage distingue la primauté, non pas sans équivoque.
Mais la réputation aussi continue d'être fâcheuse.
Au pis, des Erreurs et de la vérité sent le soufre, il érode le trône et l'autel.
Au moins mal, il ennuie. Les apprentis lecteurs sont rares. Nombreux les perroquets que l'ouï-dire arrange, car ils redoutent - et ils ont raison - de ne pouvoir dénicher, en cette dialectique, ni le préromantique évident, mais classique, ni le théosophe récupérable, encore moins l'impossible philosophe qui, seuls, les intéressent. Aux yeux des uns et des autres, ces cinq cent cinquante-quatre pages (sans compter le titre) passent pour touffues, pédantes, obscures, bref illisibles.
Or, le livre est long. Ergo gluc, concluait maître Janotus de Bragmardo.
Il est dense et d'envergure immense. Mais le plan n'est pas si fantomatique, voire si invertébré que le bruit en court. Certes l'absence de tables et d'intertitres autres que les titres courants, dont le lecteur se sert de travers ou ne se sert pas, laisse imaginer un magma. Paradoxalement, la liste des sujets que le sous-titre développe, fortifie, ample et hétéroclite à tel point, exhaustive en fait des connaissances humaines, le sentiment d'énormité et d'incohérence. Mais un jugement informé l'évapore.
Pourvu qu'on tolère, avant de les adopter, certaines anomalies de vocabulaire et certain formalisme du raisonnement, le style guide l'esprit avec aise ; il ne manque ni de nerf ni de chair et seconde la logique. Lui reprochera-t-on d'être grave et technique ? Déplorera-t-on cette rigueur dans la pensée ? J'admire que l'ouvrage sache captiver l'enquêteur honnête. Car cet ouvrage, ce livre, cet écrit ressortit, à dessein, au genre du traité. Les exhortations, les aveux, les cris de ravissement - qui ne sont pas figures de rhétorique - devraient plutôt nous étonner. Et que la démonstration se maintienne aimable. Laissons-nous du moins surprendre, et gagner par l'ardeur.
Il en faut pour aller jusqu'au bout du volume et surtout pour y pénétrer, pour vaincre la porte d'ombre qui, au fur et à
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mesure, rétrograde. La clef manquait au XVIIIe siècle qui la cherchait, au XIXe qui ne la cherchait pas. Elle est aujourd'hui disponible pour une approche intellectuelle. Dieu sait où ce premier pas peut mener, sur son plan et sur des plans supérieurs.
En tout cas, sans ce traité, Saint-Martin échappe. Avec lui, qui l'esquisse, Saint-Martin se présente. Des préjugés ou l'ignorance de données élémentaires empêcheront-ils la rencontre ? Je supplie que non.
Moqué le spectre du faux-semblant, et l'assaut en vue, disons les vérités premières sur la genèse du livre. Cernons de quelles erreurs et de quelle vérité s'agit. Mettons au point les erreurs secondes, au bénéfice du sens. L'invraisemblance des Erreurs et de la vérité renseignera sur Saint-Martin, mais encore elle sécrète toutes les franchises *).
* Note :
La référence, le développement et le complément des faits allégués dans l'introduction, avec le texte des pièces qui y sont citées, figurent, pourvu que ces mentions sortent du banal, dans le volume VII de la présente édition : Notes et documents.
D'autre part, rappelons que, très généralement, tous renseignements biographiques sont rassemblés dans le Calendrier de la vie et des écrits de Louis-Claude de Saint-Martin ;
- et tous renseignements bibliographiques dans la Bibliographie générale des écrits de Louis-Claude de Saint-Martin et la Bibliographie saint-martinienne.
VERITES PREMIERES
Le livre
Le titre
Des Erreurs et de la vérité : ainsi l'on doit écrire, isolé ou initial, le titre du livre des Erreurs et de la vérité.
La vérité du titre s'imposait d'abord, au plan modeste de la typographie. Aussi bien son libellé et celui du sous-titre, faute de variantes, ne prêtent pas à discussion.
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Or tout le livre y est dans l'oeuf. Jamais le lecteur ne s'en imprégnera, ne le méditera assez. J'ose ce conseil, car l'oiseau parleur, émigré de l'Ile d'Aldous Huxley, et qui ne me lâche pas, répète : " Attention, attention ". Sans tarder donc, je copie :
Des Erreurs et de la vérité ou les hommes rappelés au principe universel de la science ; ouvrage dans lequel, en faisant remarquer aux observateurs l'incertitude de leurs recherches et leurs méprises continuelles, on leur indique la route qii'ils auraient dû suivre pour acquérir l'évidence physique sur l'origine du bien et du mal, sur 1'homme, sur la nature matérielle, la nature immatérielle, et la nature sacrée, sur la base des gouvernements politiques, sur l'autorité des souverains, sur la justice civile et criminelle, sur les sciences, les 1angues et les arts.
S'ensuivent l'auteur, le lieu, la date :
Par un Ph ….. Inc….
A Edimbourg.
1775.
Réglons leur compte.
L'auteur.
La vérité du pseudonyme abrégé, c'est "un Philosophe Inconnu", et la vérité de l'auteur pseudonyme, on s'en doutait, chassons le doute : c'est Louis-Claude de Saint-Martin. Vrai philosophe s'annonce-t-il ainsi, contre les monopoleurs de l'étiquette ; vrai philosophe c'est-à-dire théosophe. L'incognito affiché par ce philosophe d'une espèce particulière (dont se réclamaient aussi certains francs-maçons, frères de Saint-Martin) dénonce la vanité de ses pseudo-confrères. Elle garantit sa prudence ; aussi un bel orgueil de son rôle, disons de sa personne, et ne tranchons pas si ce mot signifie, en l'occurrence ou le masque ou le moi.
Vrai "philosophe inconnu" s'annonce de même Saint-Martin, c'est-à-dire alchimiste véritable, selon l'acception plus que centenaire des deux termes associés en un mot composé.
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Et puis "philosophe ", "inconnu", "philosophe inconnu" ne vous habillaient-ils pas à la dernière mode, avec un côté d'Arlequin qui soutenait le ton ?
Le lieu
Edimbourg suit aussi la mode à sa manière : c'est un lieu fictif d'édition. Serait-ce d'une double manière, grâce à la connotation maçonnique de la métropole écossaise (la franc-maçonnerie spéculative est née en Écosse, quoique la tradition de l'écossisme soit continentale, mais alors on croyait l'inverse) ? Il se peut. Ce n'est pas sûr. Mais assurément "Edimbourg " ici remplace Lyon, et c'est inhabituel.
La date.
La date est juste : 1775.
Le texte.
Le texte authentique des Erreurs et de la vérité, Saint-Martin lui-même nous oblige à le chercher dans cette première édition, la seule à laquelle il réfère. D'ailleurs, aucune autre édition n'offre par rapport à celle-là de variantes sémantiques. Aucun manuscrit - autographe ou copie -, aucun jeu d'épreuves, aucun exemplaire corrigé par l'auteur, ne nous est parvenu. Aucun appareil critique n'enrichit, hélas, notre réimpression du texte de 1775 (d'après l'exemplaire conservé à la bibliothèque de l'Université de Heidelberg, sous la cote N. 470/18), par la simple raison que le matériau manque.
Genèse du livre
1775
1775 : deuxième année du règne de Louis XVI ; la physiocratie souhaite régner alors qu'elle gouverne. (Elle perdra tout.)
La philosophie - ce que nomment ainsi ceux qui en revendiquent l'exclusivité et dont l'histoire de la philosophie, au chapitre du XVIIIe siècle français, n'a pu qu'entériner la prétention, faute de leur trouver des rivaux sérieux - ; la philosophie culmine. Tout le monde le sait. Mais les yeux éblouis par ses retombées (qui lui survivront) n'en aperçoivent pas le déclin qui s'amorce. La philosophie entre en ménopause. La revanche exaltera Rousseau, l'une des causes et un symbole.
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L'Encyclopédie s'est achevée trois ans plus tôt. D'Holbach, en 1770, a osé publier son Système de la nature, manifeste du matérialisme radical. La violence du choc ne le déçut pas. L'année suivante, 1776, sera enfin la Bible expliquée, par Voltaire naturellement.
L'Antiquité, en revanche, avait été dévoilée, dès 1763, grâce à Boulanger, sociologue avant la lettre des civilisations juste à la lettre. La plupart des faits qui seront objets de science ont été constatés, beaucoup de sciences naissent, la science couve, avec l'augure du scientisme.
Ou bien c'est l'abbé Pluche qui s'émerveille en benêt, sans le talent d'un Bernardin de Saint-Pierre.
Au génie vicieux des philosophes, les gens d'Église, de l'Église, opposent de petits esprits et de bons cœurs. Ils façonnent une apologétique dont l'abondance égale l'indigence. Les grandes époques du jansénisme sont révolues. Elles ont légué une mentalité, mais qui persiste, desséchante en éthique, stérilisante en théologie. La Compagnie de Jésus, interdite en France depuis 1762, a été abolie par Clément XIV en 1773, le 21 juillet. Son existence n'est plus légale qu'en Russie (jusqu'en 1820) et en Prusse (jusqu'en 1785), dont les souverains respectifs, l'un schismatique, l'autre hérétique, ordonnent aux évêques de bloquer les ordres de Rome. Mais en 1775 toujours, un nouveau pape envisage, à longue échéance, le rétablissement des Jésuites. (Il interviendra en 1814.)
La superstition officielle manque de mysticité, la foi catholique d'intelligence. Au Journal de Trévoux (de 1701 à 1767) qu'on consulte encore, et au Dictionnaire du même nom, dont la dernière édition, de 1771, est d'usage courant, des têtes bien faites et bien pleines ont collaboré. Ils se sont pourtant enlisés dans l'anachronisme. La défense n'est pas, elle n'a jamais été adaptée.
L'Assemblée du clergé de France, fin 1775, lance aux fidèles un avertissement sur les avantages de la religion et les effets pernicieux de l'incrédulité. Elle touche, non, elle montre la cible en condamnant, après le Système de la nature, l'Antiquité dévoilée et plusieurs autres livres sortis de l'atelier holbachique, l'Histoire à sensation de l'abbé Raynal, et de
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l'Homme par Helvétius. Mais ces livres ne sont appréhendés que par le bras séculier (quand il peut mettre la main dessus). Leur ressort, leurs rouages, l'attente du public à quoi ils correspondent, échappent aux clercs incapables de cette analyse. Symptôme d'inconscience et de débilité que la louange antagoniste des Bergier, Gérard, Guénée, Floris et consorts. Des coups d'épée dans l'eau contre des boulets qui font mouche ! Une nourriture insipide en échange de mets empoisonnés, mais combien épicés ! Ils voient tous - et aussi leurs alliés laïcs, Fréron, Le Franc de Pompignan ou ... Palissot, qui, en compétition des soi-disant philosophes, veulent philosopher, et y échouent - les défaites, le danger croissant. Prêchant le jubilé à Notre-Dame de Paris, le père de Beauregard prophétise. Mais nul des orthodoxes ne comprend goutte au philosophisme et personne ne formule la réponse à sa provocation.
Puis donc qu'à l'enseigne du surnaturel, les boutiquiers ronronnent, place aux prodiges : ils le suppléeront, y introduiront ou bien le plagieront.
Mesmer ne magnétisera Paris que dans trois ans, mais les convulsionnaires, cette autre moitié de l'héritage janséniste, reçoivent leurs secours à huis clos. Par leurs charmes, l'astrologie, la magie, l'alchimie des souffleurs, inquiètent, puis rassurent. L'école de Quesnay n'a pas peu contribué à développer l'appétit du mystérieux, du mystérique, et des sectes propices à leur révélation qui habilite en tous domaines.
La franc-maçonnerie non plus. Quand elle sort du ritualisme, des banquets et de la philanthropie, ce n'est pas afin de propager les lumières (ne confondons les Illuminati, que fondera Weishaupt en 1776, ni avec les francs-maçons, ni avec les illuminés : ils sont du bord des Aufklärer) ; pas même afin de les entretenir (la loge des Neuf Sœurs est une exception presque unique).
Mais, dans les hauts grades, qui, depuis plus de trente ans, en France, perpétuent ou renouvellent (le Grand Architecte le sait !) les traditions de la chevalerie, de l'hermétisme et de la magie cérémonielle ou salomonienne ; dans ces grades dits écossais, l'ésotérisme peut florir et le mysticisme, indésirable dans les églises, se réfugier et s'alimenter.
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Cagliostro, les Philalèthes de Savalette de Lange, les Philadelphes naîtront au cours de la décennie qui commence. Mais leurs éléments battent la campagne. Mais la maçonnerie templariste, qui se qualifie templière sans preuves, prospère en Allemagne. Et, en France, s'émiettent les cadres, après la mort du fondateur, et brille et court la flamme du plus étrange, du plus fécond, du plus secret et du mieux disséqué aujourd'hui des rameaux de la maçonnerie mystique, celui dont la sève abreuva Saint-Martin et irrigue des Erreurs et de la vérité.
1775 : acmé triomphale de la philosophie, acmé pitoyable de la lutte religieuse contre les philosophes ; les Jésuites dissous et les francs-maçons qui prolifèrent sont à l'ordre du jour ; l'illuminisme (dont les scories fermentent) monte. 1775 : Des Erreurs et de la vérité va paraître.
Saint-Martin en 1773.
1775 : le livre paraîtra. Quand l'auteur commença de le rédiger, c'était dans le même climat politique, intellectuel et spirituel qu'en cette année-là, mais deux ans plus tôt.
En 1773, Saint-Martin, gentilhomme d'Amboise en Touraine, a trente ans. Huit années auparavant et au sortir d'un cauchemar de six mois dans la magistrature, son père l'a contraint dans l'état militaire. (Il y aura du juridisme dans sa pensée et des métaphores martiales dans son style.). Ô providence ! Des camarades officiers l'initient aux théories gnostiques et aux pratiques théurgiques que communiquait et cultivait l'ordre des Chevaliers Maçons (entendez : francs-maçons, bien sûr) Êlus Cohen de l'Univers, sous la règle, sous la grande souveraineté (pour parler leur langage) de l'énigmatique Martines de Pasqually.
Auprès du mystagogue, qui réside alors à Bordeaux, Saint-Martin se rend pour la première fois, afin d'y passer ses quartiers d'hiver, en 1768-1769. Il y passera aussi ceux de 1769-1770. En décembre 1770, de Longwy où son régiment tient garnison, il retourne chez Martines et, en janvier ou février suivants, il abandonne le service pour mieux suivre la carrière. Martines, qu'il ne quitte plus, qui le forme, le prend comme secrétaire. Il lui confère le degré suprême de son Ordre, vers le 16 avril 1772, en l'ordonnant Réau-Croix. Puis Martines part, au mois de mai, pour Saint-Domingue,
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où il mourra le 20 septembre 1774. Saint-Martin, comblé de secours externes, asservi à l'interne, quitte Bordeaux et rentre dans sa famille.
Or, pendant l'été 1773, du Roy d'Hauterive, haut dignitaire de l'ordre, et plus théurge que maçon dans cette secte maçonnico-théurgique (où il recevra Cazotte, je commenterai ailleurs la nouvelle), d'Hauterive suggère à Jean-Baptiste Willermoz, autre dignitaire cohen, d'inviter Saint-Martin pour instruire les frères de Lyon, son orient.
Willermoz accepte. Saint-Martin, de Tours, accepte. Il arrive peu avant le 10 septembre et descend chez Willermoz dans la maison Bertrand, aux Brotteaux. Il y habitera jusqu'à septembre (la deuxième moitié plutôt, je crois) de l'année prochaine. Il voyage alors quelques semaines en Italie, de conserve avec Antoine Willermoz, cadet de Jean-Baptiste ; rentre chez ce dernier fin octobre ou début novembre, y passe encore les derniers mois de 1774 et le premier semestre à peu près de 1775. Le 28 juillet de cette année-là au plus tard, il est à Paris, par l'effet d'une brouille avec son hôte, beaucoup plus maçon, lui, que théurge, beaucoup trop au goût du théosophe en herbe. Vers la seconde quinzaine de septembre, Saint-Martin revient à Lyon, mais il loge en son particulier. L'an 1776, il aura quitté Lyon et ne s'y rendra plus avant 1785, quand l'Agent Inconnu ... Mais retournons aux leçons qui avaient causé le séjour.
Les leçons contemporaines, aux Elus Cohen de Lyon.
Elles s'inaugurent dès l'automne 1773 et se poursuivent pendant l'hiver 1773-1774, dans la maison de Willermoz. Saint-Martin les donne seul. (D'Hauterive participera au cours, mais pas avant juillet 1775, date de sa venue à Lyon.)
Des témoins nous sont parvenus. Leur examen prouve la fidélité globale de Saint-Martin à la doctrine de Martines. Au profit de ses auditeurs, et au sien propre, il développe et aligne les enseignements naguère reçus à Bordeaux. Et il s'exerce ainsi aux lumières de l'esprit et au raisonnement. Cet effort pour assimiler, la repensant en quelque sorte, l'interprétant en vérité, selon qu'il conçoit et éprouve la vérité, pour assimiler, dis-je, la doctrine de la réintégration, a laissé des traces dans les instructions. Saint-Martin y prise la moralité et inculque que le centre est au-dedans. Il personnalise le martinésisme, c'est-à-dire qu'il y appose sa
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marque. Voici comment : la réintégration, fait et doctrine, il l'intériorise, il la personnalise aussi, en ce double sens qu'il la personnifie à l'extrême (Dieu, Christ, et moi) et qu'il en fait l'affaire personnelle de chaque homme (moi en fonction du Christ et de Dieu). La mystagogie de Martines devient chez Saint-Martin, plus mystique (elle l'était déjà chez le thaumaturge) mais reste une mystagogie, car la composante gnostique demeure, et demeurera intrinsèque.
Sagesse est le pivot de ce décalage léger, prometteur et corrélatif du mouvement par lequel Saint-Martin explicite la sophiologie de Martines : don de sagesse qui éclaire l'entendement, dévore le coeur, gouverne la volonté ; don de la Sagesse divine offerte et tendant à s'hypostasier. La première instruction est intitulée : Les voies de la sagesse. C'est l'ébauche des futurs épithalames.
La rédaction.
Du même effort métabolique procède le livre des Erreurs et de la vérité. Saint-Martin l'écrit, au temps qu'il prépare et dispense ses premières leçons, vers la fin de 1773 et le commencement de 1774. Quatre mois suffirent à la tâche ; je propose, faute du moyen d'imposer : entre novembre 1773 et février 1774, approximativement. L'endroit, chez Willermoz, du plus grand travail, nous est révélé par l'auteur : auprès du feu de la cuisine.
Ses frères cohen, ses élèves, ses émules, comme on aimait à dire entre soi (au premier chef, Périsse-Duluc, Paganucci, des Willermoz) ont été mis dans la confidence du projet, ils l'ont encouragé ; ils y ont collaboré par des critiques qu'il n'était certes pas dans le caractère de l'auteur d'accueillir toutes, mais non plus de toutes refuser.
Des Erreurs et de la vérité a été conçu, écrit, il sera publié en milieu cohen, par un Cohen miroir lui-même, miroir théurgique, au stade du miroir et qui s'y colle : pour identifier avec soi son image-miroir et regarder, refléter les deux côtés qu'il sépare et qu'il joint. Jusqu'en 1772, Martines de Pasqually l'a gorgé d'initiations rituelles, d'explications, d'expériences sensibles. Ils ont en sympathie révisé le texte du Traité de la réintégration des êtres, ce Zohar des Cohen. Mais ce n'est pas par l'acte de son père spirituel, c'est en la présence efficace de sa belle-mère - spirituelle ? - qu'en
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1773 précisément, la circoncision intérieure a eu lieu, signe du passage. Saint-Martin réfléchissant les instructions martinésistes et y réfléchissant du même coup, aspire à la maîtrise, tandis qu'il joue, pour ses émules, le répétiteur. Ce disciple prépare le greffon afin de l'enter sur le germe qui pousse grâce à la culture où il s'applique. La synthèse est en train, prête au tirage.
Saint-Martin professe sa certitude : " L'homme n'existe que pour prouver qu'il y a un agent suprême ; il n'a été placé au milieu des ténèbres de la création que pour démontrer par sa propre lumière l'existence de cet agent suprême, et pour en convaincre tous ceux qui avaient voulu et qui voudraient le méconnaître. "
Il est théurge, virant au théosophe. A suivre cette pente, il n'estime pas trahir Martines, mais prétend rejoindre sa "pensée" secrète. Mettons "ambition", mettons "nostalgie secrète", et j'en serai d'accord.
Quant à convaincre, il s'y emploiera de la manière la plus originale, puisqu'il s'agit d'ésotérisme : en publiant.
Ainsi naît l'ouvrage, fruit du "désœuvrement", écrit Saint-Martin, mais l'on flaire le passe-passe. "Et par colère contre les philosophes" : voilà le motif conscient. Enfin loin d'être encore transmué en machine priante, en miroir parfait, sans recul, il avait besoin, ce miroir évocateur, de devenir miroir parlant. Mais, persuadé que l'alchimie d'un vrai philosophe inconnu ne visait qu'à ce grand oeuvre, et quoique que les phases de l'oeuvre puissent sembler déroutantes, besoin lui vint aussi de s'affirmer théosophe et, en vue de s'affirmer d'abord, de s'établir homme de lettres. Les deux états firent chez lui le moins mauvais ménage possible.
La publication et la vente.
L'éditeur fut le frère Jean André Périsse-Duluc, imprimeur libraire, rue Mercière.
Le Journal de la librairie n'annonça pas la sortie de cette édition semi-clandestine. Non plus, que je sache, la moindre feuille lyonnaise. Ni l'auteur ni l'éditeur ne souhaitaient aiguiller la curiosité vers la véritable "Edimbourg". Au contraire.
En l'absence de tout document crucial, impossible de fixer le moment de l'année où parut des Erreurs et de la vérité.
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Pourtant il y a présomption en faveur des derniers mois de 1775. Plus d'un an ! Le délai de fabrication fut long. Il le sera davantage encore pour le Tableau Naturel. Dans ce dernier cas, point de retard délibéré ; pourquoi en supposer un dans le cas des Erreurs et de la vérité ?
Lent fut aussi le démarrage en librairie. Au 9 juin 1776, Saint-Martin constate : " L'ouvrage n'est assez favorable à aucun des deux partis ennemis, savoir les théologiens et les matérialistes. Malgré cela, on ne doute pas que l'édition ne se consomme ". Il y faudra du temps.
Le ler avril 1778, la vente, à Paris, piétine. En 1779, l'ouvrage commence à devenir rare, il en reste peu d'exemplaires, mais on en trouve encore dans la capitale, et par exemple un à Lausanne.
Cependant, de fraternels accommodements permettent à Saint-Martin, dont les finances sont médiocres, de toucher les revenus de la vente, avant qu'ait été soldé le coût de l'impression. C'est ainsi qu'en 1776, il demande à Grainville les rentrées de Bordeaux et à l'abbé Fournié celles de Toulouse. Savalette de Lange a expédié celles de Paris à Willermoz, en direct. Mais Saint-Martin espère qu'une partie de ces fonds lui sera reversée. L'amitié, notons-le, n'est pas seule en cause. Ses amis, en aidant la diffusion, après avoir veillé sur la rédaction et la publication, calculaient que l'ouvrage épaulerait leurs objets communs.
DES ERREURS ET DE LA VERITE
Les erreurs
Des Erreurs. Quelles erreurs ? Celles des philosophes. Toute sa vie Saint-Martin s'est flatté de les combattre et plaint d'avoir à le faire. Ils sont sa "bête", sa "bête noire". Les philosophes, c'est-à-dire Condillac et Diderot, Voltaire et d'Holbach, et La Mettrie et Helvétius. Les philosophes, c'est-à-dire les athées (minoritaires, en fait, dans la coterie), les déistes, les matérialistes, les mécanistes, les sensualistes (qu'ils crussent à l'âme comme Condillac ou n'y crussent pas
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comme Helvétius). Entre les philosophes Saint-Martin saurait établir les différences. Il les établit le cas échéant, expliquant, par exemple, à quelle page du livre de la science se sont arrêtés les déistes, à quelle page les athées, à quelle page les matérialistes. Mais la science est indivisible et ses fragments ne sont que bribes d'ignorance. La modération qui trompe peut être pire que le fanatisme déguisé en tolérance. Tout sensualisme mène au matérialisme, tout déisme à l'athéisme. Car si nos idées viennent des sens à l'âme, et si Dieu n'est pas sensible au coeur, l'âme et Dieu sont inutiles. Pourquoi les conserver ? Et les conserver, inutiles, scandalise encore davantage. Saint-Martin attaque les erreurs de "toutes les écoles de la matière et de la déraison".
"L'homme n'est pas matière et la nature ne va pas toute seule". De cette double proposition, grosse pour Saint-Martin d'une pneumatologie, qui décrit non seulement la texture, mais l'être même du réel, les philosophes nient tout ou partie. Ils expliquent et comprennent la nature par la nature, l'homme par les sens, l'auteur des choses par les choses élémentaires. On pourrait nuancer, et Saint-Martin lui-même : tels et tels défendent telles et telles de ces positions, de telle et telle manière. N'importe à Saint-Martin. Ce qui lui importe, c'est que l'autre monde est plus réel que le monde de la matière, dont au vrai la réalité est illusoire ; qu'il contient, qu'il est lui-même une hiérarchie de principes immatériels au bas de laquelle, et au-delà du fossé ontologique qui sépare la réalité de l'illusion, gît la matière. Ce qui importe, c'est qu'un courant à double sens parcourt cette échelle de Jacob, que la communication y est vitale. En refusant la correspondance universelle, soit qu'ils raccourcissent la chaîne des êtres, soit qu'ils en isolent les uns des autres des maillons ou des suites de maillons, les philosophes se comportent en adversaires de la lumière et du véritable aliment des âmes.
Ainsi l'idolâtrie bat le déisme, et si je me convaincs que les idées sont innées en moi, qu'y gagnerai-je sur les sensualistes ? Je méconnais autant qu'eux ce fait de base ; les idées sont innées en dehors de moi, et je les choisis. La chaîne des êtres inclut au-dessus, au-dessous et autour de
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moi des êtres qui, contrairement à moi, ne sont pas emprisonnés dans un corps de matière et le libre arbitre constitue mon privilège d'homme même incorporisé.
L'étude de l'homme, capable de vouloir et d'admirer, de l'homme-désir, et désir de désir, renvoie à l'esprit, aux esprits, à Dieu, sans discontinuité. Le spiritualisme de Saint-Martin est, en fin de compte, un divinisme et qu'est-ce qu'un philosophe diviniste sinon un théosophe ?
Les soi-disant philosophes peuvent bien contester ou concéder l'existence de leur Dieu qui est, en toute hypothèse, celui des savants. Ils sont anti-divinistes et ils se coupent de Dieu en rejetant les dieux. Comment pourraient-ils saisir quelles sont, dans leur sublimité, dans leur divinité, l'origine et la destination de l'homme, dieu de Dieu ?
Veufs de la sagesse divine, leurs sens les rendent insensés. Il est normal, pour Saint-Martin, que le sensualisme aille de pair avec la sensualité, de même que le déisme se définit comme impiété. Ces raisonneurs se trompent sur la raison, ces humanistes sur l'homme, ces philosophes sur la sagesse.
La cause prochaine des Erreurs et de la vérité fut, d'après l'auteur lui-même, l'Antiquité dévoilée par ses usages, ou examen critique des principales opinions, cérémonies et institutions religieuses et politiques des différents peuples de la terre. Ce livre de Nicolas Antoine Boulanger avait été publié par d'Holbach, peut-être après avoir subi quelques retouches. Boulanger y raffine la vieille idée que la crainte a engendré les religions. Le déluge, avec toutes les impressions qu'il laissa sur l'homme, serait la source de toutes les institutions humaines. Après avoir particularisé la cause, Boulanger généralise les effets. Sa théorie ne se limite pas à la religion. On éprouve, à le lire, que Boulanger a revécu le déluge. Son imagination semble aussi prodigieuse que son intelligence et son érudition. L'imagination de Saint-Martin, si aiguë, vibra par résonance. Ajoutons que l'Antiquité dévoilée avait fait du bruit et que le déluge était, pour les philosophes comme pour Martines de Pasqually, un sujet de prédilection.
Quelques pages intitulées "Erreur sur l'origine de la religion", quelques allusions éparses, Saint-Martin ne consacre
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pas davantage de son livre à réfuter directement celui de Boulanger. Mais il le sape à la base, il élargit le problème. Réciproquement, toutes les autres critiques particulières du philosophisme, qui remplissent le traité des Erreurs et de la vérité, sapant la même base, portent contre Boulanger. Saint-Martin ne se lasse pas de le répéter : la nature n'embrasse pas l'homme, celui-ci réfère à une réalité métaphysique. Entre l'idée sublime de Dieu et le spectacle des révolutions de la matière, il y a la disproportion qui sépare Dieu de la matière. Pétition de principe ? Que non, si l'on considère avec assez de force et de finesse, et là où elle est, l'idée même de Dieu. Boulanger a lu dans le livre de la nature l'histoire toute naturelle de l'homme. Saint-Martin lit dans le livre de l'homme et y découvre ce qui, en l'homme, passe la nature. L'erreur de Boulanger suppose l'erreur des sensualistes, des mécanistes, de l'idéologie. Cette dernière erreur une fois dénoncée, l'origine de l'idée de Dieu ne peut être conforme à la théorie de Boulanger. Car point d'idée de Dieu sans Dieu concomitant, peut-être indémontrable tout à fait, mais perceptible.
Si des Erreurs et de la vérité n'est pas centré sur l'Antiquité dévoilée, mais sur la base commune de cet ouvrage et des autres ouvrages philosophiques ; si d'autre part il est vrai que Saint-Martin associe des erreurs différentes, c'est en vain qu'on chercherait quel traité de quel philosophe, ce traité-ci réfute point par point. Le Système de la nature, qu'une thèse polonaise de 1968 élit à cet honneur, ne s'y prête pas et pour relever un exemple décrété décisif, la comparaison du "bandeau" au début du Système avec le "voile" au début des Erreurs devient dérisoire, quand on se souvient du passage où Martines parle dans les mêmes termes que Saint-Martin ... d'un "voile". Le parallélisme des plans ne frappe pas. Il serait moins imparfait, si le discours préliminaire de l'Encyclopédie servait de repère au lieu du Système. Et amusez-vous donc à relire le titre complet de la Recherche de la vérité, par Malebranche . . . D'où je ne déduirai rien, sauf que comparaison n'est pas raison ! Mais je constate que l'analyse du livre confirme et étend l'un des avis de la préface : dans ses remarques sur les sciences et les différents systèmes, Saint-Martin a évité tout ce qui pourrait avoir
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rapport avec des objets trop particuliers ; ces objets étant aussi bien des individus ou des ouvrages.
Saint-Martin n'espère pas convertir les philosophes. Il veut préserver leurs lecteurs, éclairer les cherchants en les guidant vers la vérité ; vers la lumière de la vérité qui contredit les erreurs des lumières. Or, la vérité contredit aussi, ou, du moins, complète et corrige au point de la contredire, la religion banale.
"Balai des philosophes et des capucins", dit Saint-Martin, fixant son office.
La scolastique reste en deçà du niveau. La foi aveugle n'est pas la vraie foi et par mystères il faut entendre des vérités à connaître plutôt que des vérités inconnaissables. (Un mystère irréductible : celui qui définit notre mode d'émanation.) Mais l'Église ne détient pas la clef active des mystères : gnose et théurgie, vérité pneumatique. Car elle aussi se trompe, activement, sur la raison et sur l'homme, sur la sagesse divine dont les orthodoxes, en tant que tels, ont perdu la communication.
La lumière est feu. Comment ne pas s'y brûler ? Les prêtres ont perdu l'initiation. Comment verraient-ils la lumière ? Et comment se fier à des aveugles pour ne pas se perdre ?
La vérité
Qu'est-ce que la vérité ?
"Il n'y a rien d'absolument, d'essentiellement, de généralement vrai ou faux". A cette jolie profession d'erreur philosophique, Saint-Martin répond : à côté des erreurs, et, pratiquement, en face d'elles, il y a une vérité, la vérité. Pas de confusion possible entre les erreurs et la vérité ; point de balance. Car ces deux principes ne sont pas homologues, dont les synonymes sont erreurs, mal, néant, d'une part et d'autre part, vérité, bien, existence.
Des Erreurs et de la vérité : l'usage grammatical dessine une perspective idéaliste, en suggérant la supériorité de l'un sur le multiple, du 1 sur le 2.
Multiples sont les erreurs, comme le diable qui a nom légion, et comme l'homme qui, à cause de lui et de soi-même, souffre du trouble et de la division en son for intérieur et quand il les observe dans la nature.
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Unique est la vérité, comme le désir qui la cherche, la suit, la possède. Comme la personne-principe, adverse de l'adversaire au pluriel, avec qui elle se confond.
Les deux principes ne s'équivalent pas - nul manichéisme chez Saint-Martin. L'un émane toujours dans la vie, le multiple isole pour tuer.
La vérité est première, principe principal, centre des centres, présente, par communication, en chaque centre selon son degré. De la voir procure l'évidence, d'où nous vient la certitude. La vérité qui brille d'elle-même illumine.
Toute erreur n'est qu'une vérité transposée, envisagée hors de sa classe ou de son ordre. Toute erreur est une vérité pervertie. Comment serait-elle autre chose ? L'existence et la vérité ne sont qu'une même chose.
L'homme qui se voile les yeux, l'homme pour qui la vérité se voile, errera dans l'obscurité ou, au moins, dans la pénombre, et la vérité ne se dévoilera que devant l'homme qui aura levé son propre voile, et ces deux mouvements ne font qu'un. De même, docile à la voix qui le guide, le cherchant s'engage sur la route d'où il verra la lumière qui lui évitera d'errer. (Cette voix fraternelle, Saint-Martin veut qu'elle soit la sienne. Voix d'homme certes, mais témoignant d'une vérité non-humaine, assumons le pléonasme).
Saint-Martin ne présente ni un "système" (où la vérité se définirait en termes de rapports logiques) ni un "recueil de conjectures" (sans certitude à la clef). Il affirme qu'il y a une vérité et qu'elle est connaissable. Qu'elle est absolue, et personnelle donc immatérielle. Que Dieu est cette vérité ; que la cause première est la vérité, cause première de toute manifestation de la vérité puisque cause première de toute existence. Que Dieu vérité, la vérité-Dieu est accessible à l'homme sous les espèces de la cause active et intelligente qui produit tout, qui opère tout, qui embrasse tout, divine certes et davantage, en même temps que physique, qui porte le chiffre 8 en soi et dont l'action vaut 4. Or, je dois faire place à cet esprit en moi, toute la place. Pour redevenir ce que je suis, et ainsi heureux par définition.
Ainsi Saint-Martin intervient dans la controverse philosophique sur l'existence et la nature des erreurs et de la vérité. Il intervient on ne peut plus à contre-courant.
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Il intervient aussi quant à savoir si toutes les vérités sont bonnes à dire, si le désir de la vérité et le désir du bonheur peuvent être satisfaits ensemble.
Esotérisme et secret.
La même idée de la vérité qui fonde celle-ci en réalité absolue et personnelle, exclusive, en fait le secret du bonheur. Mais secret il y a, et doit y avoir, puisque cette vérité relève de l'ésotérisme et que les vérités qui en jalonnent la voie sont elles-mêmes ésotériques.
Vérités au pluriel ? Oui, par délégation, en quelque sorte, de la vérité une. Sa lumière permet à qui en est éclairé de discerner les objets dans leur réalité, c'est-à-dire de voir à travers eux et ainsi d'apprendre la leçon qu'ils exposent, fût-ce à propos d'eux-mêmes ; et d'agir conformément. Ainsi des jugements vrais, ou vérités, peuvent être formulés ; vrais signifiant sous la lumière de la vérité, ou de Dieu, ou encore des lois divines que tous êtres, et même les fantasmes matériels, sont faits pour démontrer et pour suivre, dans une conspiration universelle.
La perception de la lumière en soi, la vérité et la sagesse sont affaires personnelles, l'affaire interpersonnelle de Dieu et de l'homme ; donc ineffable plutôt deux fois qu'une, et ésotérique. Les jugements des illuminés constituent autant de vérités toujours d'ordre principiel car seuls les principes existent, mais au sein de l'ordre principiel les échelons sont sans nombre. Ces vérités par délégation sont ésotériques elles aussi, et aussi par délégation, et donc relativement, tant à l'objet qu'au sujet. Leur ésotérisme justifie l'obligation d'une discrétion proportionnelle.
Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire à tous. Pourquoi ? Parce qu'il y a, au spirituel, comme au corporel, des enfants et des adultes. Il faut donner à chacun selon ses capacités. D'abord, par respect de la vérité elle-même. Les vérités qui en découlent sont si belles, et tiennent à un être si ineffablement sublime que c'est péché de les mettre dans le cas de passer inaperçues, inadmirées, voire souillées par le ricanement de la bêtise. Péché de sacrilège, crime de lèse-majesté. Ensuite des vérités incomprises, loin d'avancer l'imbécile, le retardent en le dégoûtant. Le monde repose sur
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le secret. Des révélations indiscrètes entraînent un déséquilibre dont l'expression la plus concrète pourrait procéder de l'usage maladroit et désastreux des techniques fondées sur la théorie. Enfin, la discipline de l'arcane possède pour celui qui y est assujetti, une valeur symbolique (de l'expérience ineffable, ésotérique par essence, de la Vérité en soi) et une valeur ascétique. Facteur d'équilibre encore.
Le souci de la discrétion est constant dans des Erreurs et de la vérité. Est-il excessif ? Sans doute nous n'avons pas témoignage qu'aucun lecteur ait, grâce au livre, retrouvé la doctrine à laquelle il réfère sans cesse et comme dans un miroir. Mais d'une part, l'argument a silentio n'est, ici pas plus qu'ailleurs, persuasif. D'autre part, et même si ce nouvel argument ressemble à un repêchage, des Erreurs et de la vérité a conduit des lecteurs désarçonnés vers Saint-Martin qui leur fournit (ou leur refusa, il y a des exemples) les explications nécessaires et appropriées à leur cas. Enfin, le miroitement d'une doctrine secrète aura pu décider à entendre le message central du livre, vérité directement projetée par la vérité : Non pas : Entrez chez les Cohen ; mais : Rentrez en vous-même. Ainsi ont-ils pu être mis sur la voie au terme de laquelle, peut-être, ils ont rencontré la vérité et exprimé (ou pas exprimé) en formules martinésistes (ou autres) leurs révélations semblables ou analogies à celles que les Cohen, et des Erreurs et de la vérité subsidiairement, transmettent.
En 1785, Saint-Martin, frappé par les reproches de l'Agent Inconnu, regrettera d'avoir écrit ce livre et le suivant. Mais, plus tard, il doutera de la vertu du secret en pédagogie et s'efforcera de dire le maximum (qui ne sera jamais le tout qu'il sait), sinon à tout hasard, du moins à la grâce de Dieu, et sans se départir de toute prudence.
Il est vrai que Saint-Martin aura alors conscience d'une part que les formules n'ont guère valeur que d'incitation, que l'essentiel se passe dans l'essence, c'est-à-dire dans l'interne et que le seul secret est essentiel. D'autre part, que les formules dont il use, il les a forgées, souvent concernant des problèmes auxquels il est responsable d'avoir appliqué la lumière de la vérité ; soit que cette lumière ait été projetée de sa source sous ses yeux, soit qu'elle ait été réfléchie par
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les formules qu'il avait reçues et qu'il avait juré de ne point révéler (et qu'il n'avait pas révélées dans le livre des Erreurs et de la vérité).
Ces formules, ce serment sont ceux des Élus Cohen. Pour Saint-Martin les formules dérivées de la vérité s'expriment le plus exactement dans le langage de Martines de Pasqually.
Comme la doctrine de son premier maître constitue le chiffre des Erreurs et de la vérité, que l'auteur l'emploie toujours et y fait tant d'allusions, sa connaissance, et elle seule, permet de déchiffrer le livre.
La providence ou l'astuce du diable (mais celle de Dieu est plus forte et il arrive que le diable porte pierre) ont agencé que la doctrine de Martines, ignorée jusqu'à la fin du XIXe siècle, à part les Cohen et les Grands Profès du Régime écossais rectifié, ait été divulguée et soit maintenant ouverte à l'intelligence de tous (quitte à ceux qui le peuvent d'ouvrir leur intelligence). Je l'affirme : pour comprendre des Erreurs et de la vérité, apprenez Martines de Pasqually. C'est la clef. Sinon, vous raterez des Erreurs et de la vérité. Vous raterez Saint-Martin.
Les vérités de Martines de Pasqually.
Saint-Martin rapporte à Abadie son détachement des choses de ce monde, à Burlamaqui son goût pour les bases naturelles de la raison et de la justice de l'homme. Les pas les plus importants qu'il ait faits dans les vérités supérieures, il les a accomplis grâce à Jakob Böhme. Mais celui qui l'a fait entrer dans ces vérités, c'est, proclame-t-il, Martines de Pasqually. (Il travaillera à le marier avec Böhme).
La doctrine de Martines de Pasqually est la doctrine de la réconciliation (transitoire) et de la réintégration (finale) de tout être spirituel émané, avec ses premières vertus, forces et puissances, dans la jouissance personnelle dont tout être jouira distinctement dans la présence du Créateur.
Réconciliation, réintégration impliquent brouille, éloignement antérieurs. La seule réalité étant Dieu, ce départ ne peut être que le fait d'êtres spirituels qui tiennent l'existence de leur origine. Car Dieu émane éternellement des esprits, des anges, des vertus, des êtres en un mot. Avant que l'homme n'existât, une partie des esprits pécha par orgueil et par égoïsme. Dieu ordonna à des esprits fidèles de leur
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fabriquer une prison matérielle : ce monde qui, privé d'essence divine, n'a du réel que l'apparence. Adam fut alors émané, dernier de toutes les classes d'agents, chargé du monde pour y imposer la police de son Maître, chargé des prisonniers pour les réprimer et les réhabiliter. Or, Adam, mineur selon le temps, mais plus doué que les esprits des autres cercles, s'enorgueillit à son tour. Il se crut, il se voulut Dieu : il tenta d'opérer sans l'aveu de l'Eternel, et singea les voies de sa génération. La matière devint sa prison aussi. Un nouvel Adam prit sa place. Il assume la régie du monde. Médiateur, réparateur, il permet, ainsi que les autres esprits, mais par excellence et aussi le plus difficilement (car il entretient avec Dieu une parenté spéciale), il permet à l'homme de rétablir un rapport par cause interposée. Ce rapport lui rend le commandement de tous les esprits bons et mauvais et le moyen d'un contact avec la lumière.
Adam rajeunit, l'avenir est à lui et le salut, la réintégration de tous les êtres émancipés de la cour divine.
La théurgie cérémonielle est la méthode : prière à Dieu, de repentir et d'invocation ; ordres de l'opérant, provisoirement ou partiellement réhabilité, aux esprits bons et mauvais ; guet des signes hiéroglyphiques par quoi les premiers attestent leur présence auxiliatrice et, donc, vérifient que la prière a été exaucée, que la réconciliation est en marche. La connaissance physique, d'une physique supérieure, peut, elle doit, à l'extrême, avoir pour objet le réparateur lui-même, la cause active et intelligente.
Cette méthode, loin de se réduire à une magie mécanique, pour ainsi dire, requiert la pratique des vertus morales et la foi, mais une foi qui ne soit pas aveugle, grâce à l'étude de la doctrine dont la théurgie est la mise en oeuvre.
La doctrine, qui s'est transmise selon une filière ininterrompue aboutissant à l'ordre des Élus Cohen, la doctrine, théorie et pratique, est aujourd'hui, aujourd'hui de Martines, méconnue dans ses conséquences les plus particulières qui devraient être les plus généralement admises, et très peu d'hommes en adoptent la plénitude. "Car les hommes de ce siècle ont abandonné la science spirituelle pour se livrer à la négociation et à la cupidité des biens de la matière, ce qui
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leur a mis un voile si épais sur les yeux qu'ils sont presque tous dans le même aveuglement où était la postérité de Caïn et une grande partie de celle de Seth". Martines dixit.
Doctrine gnostique que celle de Martines : une connaissance abstraite, progressive et ésotérique mène à une connaissance expérimentale, personnelle et illuminative, libératrice en puissance, en une puissance à actualiser par paliers. Doctrine judéo-chrétienne, plus juive que chrétienne, apparentée à mainte autre forme traditionnellement hébraïque de spéculation (Ibn Gabirol par exemple) et de théurgie (Falck par exemple ; et les visions surnaturelles, similaires des "passes" martinésistes, sont un lieu commun de la philosophie et de la théologie rabbiniques, caraïtes et kabbalistiques au moyen âge).
Centre, cercles, sphères sont images idoines en émanationisme, topographie du va-et-vient des esprits. Les nombres constituent le registre des lois divines, à vocation universelle. L'initié remonte vers Dieu, en lui et dans la nature, par la réflexion et par l'éthique, par les cérémonies théurgiques, qui sont le culte du gnostique, la liturgie des Cohen, selon Martines de Pasqually.
Chaque homme peut puiser cette doctrine à deux sources, suivant que l'arrête leur commun modérateur : la tradition et la révélation personnelle.
Saint-Martin reçoit cette dernière assertion avec les autres. Mais la révélation personnelle l'emporte à ses yeux et elle n'est pas subordonnée au rattachement traditionnel. Il écrira pour le faire savoir. Des Erreurs et de la vérité court-circuite l'ordre des Cohen dont la doctrine est le fond du livre et recourt à cette doctrine (qu'il modifie, qu'il ne répudie pas) pour justifier la manœuvre.
Révélations à la Saint Martin.
Alors s'inscrit à la page de titre des Erreurs et de la vérité, ce mot dont l'inscription confirme la véridicité : ouvrage. Saint-Martin, en effet, a écrit un livre qui rappelle tous les hommes au principe universel de la science.
"Ouvrage". Il plaidera coupable d'avoir écrit, plus coupable que d'avoir reconnu sa paternité. Mais ce sera en 1785, dans des conditions très particulières. Cependant, quand il distingue les oeuvres vives et les oeuvres mortes et qu'il range
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les livres, dont celui des Erreurs et de la vérité, parmi les dernières (quoiqu'il se défende d'avoir écrit avec cet ouvrage une oeuvre mortelle), il prend une position qu'il n'abandonnera pas et qui est, déjà, celle de notre livre. La vérité n'est pas dans ce livre, elle n'est pas dans les livres.
Le principe universel de la science est la vérité, puisque la science est le moyen de la vérité ; c'est la cause active et intelligente, physique et divine, le Christ.
Les hommes, sans discrimination, y sont rappelés. Aussi le rappel est-il discret. L'entendront ceux qui le peuvent, et chacun à la mesure de sa capacité.
La science, c'est la science personnalisée, la gnose chrétienne.
Rappel doit s'entendre au sens d'appel pour faire revenir quelqu'un. Ce mot connote l'aventure de la chute et du retour. Au plan de la connaissance particulièrement (puisque la gnose opère ce retour), il contient une allusion à la réminiscence. Car pour Saint-Martin toute connaissance est souvenir. Souvenir et retour existentiel sont liés.
Saint-Martin dénonce l'incertitude des observateurs (les philosophes criaient à la certitude) parce que la certitude, sauf à être fallacieuse, exige la perception de l'évidence et que l'évidence exige la révélation de la vérité, laquelle est, par définition, surnaturelle. Or, les observateurs, par définition, sont naturalistes, même en métaphysique dont ils nient l'objet spécifique. Saint-Martin dénonce aussi leurs méprises, parce qu'ils télescopent les emboîtages et ne voient plus que l'enveloppe extérieure des êtres.
L'ouvrage indique la route à suivre : pas davantage. Les connaissances ne peuvent être que le fruit des désirs des hommes et de leurs efforts. La route est le chemin de soi-même, chemin de Dieu, chemin de la vérité. Expliquer les choses par l'homme et non l'homme par les choses : les observateurs font l'inverse, parce qu'ils ne savent pas regarder en eux-mêmes et contestent à l'avance ce qu'ils y trouveraient.
Une contradiction n'opposerait-elle pas le rappel d'un auto-didactisme transcendant à un exposé partiel, souvent a contrario, du martinésisme ? Mais d'une part Saint-Martin tâche à démolir les observateurs. Comment y parvenir sans
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découvrir, au moins partiellement, ses batteries ? D'autre part, aux hommes tentés par le philosophisme, que Saint-Martin bombarde, il veut donner à penser. Il veut les aider en leur présentant des images fragmentaires de ce qu'ils découvriront dans leur propre miroir, des arpèges de science qui résonneront en eux.
Mais l'essentiel est l'évidence physique. A acquérir cette évidence mène la route que Saint-Martin indique à tous les hommes.
Évidence : encore une pierre dans le jardin des philosophes. Saint-Martin ironise sur leur certitude affectée.
Évidence physique. Saint-Martin joue sur le mot. L'évidence physique s'oppose, en philosophie classique, à l'évidence métaphysique (au sens intellectualiste), mathématique ou morale. Elle signifie évidence expérimentale. C'est bien ce que Saint-Martin veut dire.
" Physique " réfère aussi à la physique supérieure, c'est-à-dire aux manifestations sensibles (aux sens externes ou au sens interne) du surnaturel. Saint-Martin retire aux philosophes le monopole de l'évidence physique, il transpose celle-ci de la nature, qui est incertaine, au spirituel, seul certain puisque seul réel. L'expérience surnaturelle donne, en exclusivité, la certitude, car la vérité la donne en exclusivité. Les hommes ne peuvent donner de la vérité qu'un tableau : les vérités dérivées. Des Erreurs et de la vérité suivra la règle.
L'évidence physique procède d'une connaissance physique, c'est-à-dire expérimentale, sensible, de la cause active et intelligente. On songe à la théurgie. Mais, selon Saint-Martin, tous les hommes connaîtraient physiquement le Christ s'ils mettaient leur confiance en lui et qu'ils prissent plus de soin d'épurer et de fortifier leur volonté. La cause se manifesterait alors soit aux sens corporels par des signes spontanés et inattendus (tels ceux que Saint-Martin enregistrait dans son journal de physique, et dont l'un surgit quand Martines mourait à Saint-Domingue), soit au sens interne, capable lui aussi d'expérimenter l'évidence.
Avec la lecture en soi-même, libre à l'homme de conjuguer la lecture dans la nature. Cette opération peut être apologétique. L'observateur sans préjugé constatera que la nature
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ne va pas seule. Puis, lire dans la nature complète la lecture en soi-même.
De même la complète l'étude des traditions religieuses et mythologiques.
Mais lire en soi est nécessaire et suffisant. Et l'on retrouve tout en soi.
Le voile qui couvre la vérité, le voile qui couvre la science, le voile qui couvre l'homme sont autant d'images analogues. Travailler à écarter le voile épais qui m'enveloppe, c'est apprendre à me connaître moi-même. Le voile s'éclaircira devant la vérité et la science naîtra du regard éclairé, porté sur toutes choses.
Saint-martinisme et martinésisme.
Quel est le rapport du saint-martinisme et du martinésisme dans des Erreurs et de la vérité ?
D'abord, le martinésisme y offre un caractère partiel. Pour deux raisons principales. Parce que c'est une doctrine ésotérique. Saint-Martin ainsi restera muet sur le tonnerre, la vraie langue, les femmes, les souffrances des animaux, le principe de la progression quaternaire appliquée aux agents immatériels, etc. Parce que Saint-Martin, pour atteindre son but, doit suivre une tactique: aguicher par l'étrange entrevu, certes ; mais aussi ne pas effaroucher ceux qui tournent autour des philosophes. Ainsi, le Christ n'est désigné que par les initiales " C-H-R " et nulle part l'auteur ne dit que c'est le nom propre de la cause active et intelligente. "F. M.", ces deux lettres sont la seule mention, et nous avons témoignage qu'elle n'était pas toujours comprise, de la franc-maçonnerie. (Le même jeu piquait la curiosité des uns et ménageait les autres.)
Ensuite, Saint-Martin a présenté la doctrine de Martines, du moins ce qu'il a choisi d'en présenter, selon son tempérament propre. L'idée d'attaquer de front les philosophes est sienne et pour la réaliser il fallait son dévouement mais aussi son instruction profane. Saint-Martin n'est pas peu fier d'avoir étudié, comme les observateurs, les sciences de la nature et les sciences de l'homme. Observateur lui-même, il ne se laisse pas prendre au leurre de la matière ; naturaliste, il perçoit le surnaturel dans la nature.
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Son mode de raisonnement lui est bien propre aussi. II conduit par ordre ses pensées ainsi qu'un compatriote de Descartes, qui a été à l'école à Pontlevoy et à la Faculté de droit de Paris. Martines préférait la méthode orientale : le magnétisme des mots, des images, des versets de l'Écriture traçant les lignes où viennent se grouper, s'associer les idées.
Mais Saint-Martin n'a pas mis sa marque sur la seule façon. "Aux hautes connaissances qu'il avait acquises de Martines de Pasqually, il en joignit de spéculatives qui lui étaient personnelles". Willermoz a raison. (Encore allègue-t-il, je crois, des points de détail et a-t-il ignoré la divergence fondamentale qui va nous occuper.)
Certes Martines de Pasqually assigne deux sources à la science : la tradition et l'expérience, la révélation personnelle. Mais Saint-Martin, quoiqu'il se réfère sans cesse à la doctrine des Cohen, ne réfère pas le lecteur à l'ordre fondé par Martines. Il mentionne le petit nombre d'hommes dépositaires des vérités supérieures. Mais il rappelle tous les hommes au principe universel. Il ne tente guère d'embrigader, et ceux qui vinrent à lui, après avoir lu le livre, il les maintint dans son cercle intime plutôt qu'il ne les dirigea vers l'ordre des Élus Cohen.
Sa pratique est cohérente avec la théorie, qui privilégie l'expérience personnelle et ne fait pas de l'initiation par l'externe, c'est-à-dire de l'agrégation rituelle à l'ordre des Élus Cohen, une condition pour y parvenir. La tradition est reléguée au second plan, elle devient accessoire. Martines se fût réjoui qu'elle pût le devenir. Mais il doutait de cette possibilité. A Saint-Martin, il répétait pour défendre la théurgie cérémonielle : "Il faut bien se contenter de ce qu'on a". (Mais il était plus content, je le pense, quand la sagesse divine elle-même, à ce qu'il en confia, lui avait dicté les vérités contenues dans le Traité de la réintégration.)
Nous arrivons aux divergences doctrinales. On les surestime souvent par la double ignorance de la fidélité de Saint-Martin au martinésisme, et de la hauteur des vues de Martines.
Le fait de publier signale déjà ces divergences, et dans le sens à l'instant indiqué du privilège accordé à l'expérience interne. Car publier, et publier sans appeler les candidatures à l'initiation cohen (quoique de ses amis aient cru qu'il le
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faisait), serait déraisonnable si l'auteur ne se fiait pas en une solution autre que l'appartenance à la secte ésotérique. L'initiation par l'interne, et la prière peuvent suppléer l'initiation rituelle et la théurgie cérémonielle.
Martines de Pasqually n'en doutait pas, en droit. D'ailleurs sa théurgie, on n'y insistera jamais assez, incluait des prières, des invocations, par lesquelles l'opérant demandait à Dieu de le remettre en puissance des esprits. Sinon, ses commandements et ses exorcismes restent lettre morte. Saint-Martin parle au nom du Maître quand il écrit d'auprès de lui à Willermoz, en 1771, qu'en théurgie la "Chose", c'est-à-dire la cause, la cause active et intelligente, peut garder son voile (encore ! Martines aurait-il lu d'Holbach ?) autant qu'elle veut ; que tout dépend des faveurs de l'esprit.
Mais pour Martines de Pasqually, les cérémonies sont inévitables. La prière du coeur était nécessaire, mais restait accessoire parce qu'elle ne pouvait - hélas, soupirait Martines - être suffisante. Parce qu'elle ne pouvait plus l'être, compte tenu de l'incorporisation de l'homme.
La matière est notre destin ; employons-la pour nous en libérer.
Saint-Martin, fidèle à Martines, parle dans des Erreurs et de la vérité de ce recours obligatoire aux moyens matériels. Il pense sans doute à la théurgie cérémonielle que Martines justifiait par cet argument et dont Saint-Martin ne conteste pas l'efficacité, ni ne condamne l'usage. Mais puisqu'il propose d'autres moyens que la théurgie cérémonielle, et des moyens plus avantageux, il pense à ceux-là aussi sans plus de doute. Il ne cessa d'attacher, par exemple, une grande importance aux aspects corporels de l'oraison : lieu, temps, attitude, gestes, mouvements psychiques, mots, etc. Voilà où il rejoignait l'idée secrète, la nostalgie secrète de Martines... Mais la raison de cet optimisme de Saint-Martin ?
C'est qu'il est plus chrétien que Martines. Le Christ de Martines est le prophète récurrent du judéo-christianisme. (On dirait que l'expression "Jésus-Christ" le gêne et il la fuit.) La "chose" possède les attributs que la tradition juive reconnaît à la shékinah et à la lumière divine. Mais le lien se
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noue mal entre les deux notions, les deux réalités. La réparation est imparfaite, parce que la cause et le réparateur incarné ne se confondent pas. Pour Saint-Martin, il y a confusion (ni arianisme, ni docétisme).
"Tous les hommes sont des C-H-R", lit-on dans des Erreurs et de la vérité ; tous les hommes sont des Christs. Cette proposition s'analyse en la double affirmation : le chrétien est un autre Christ ; et : l'âme est naturellement chrétienne.
Martines de Pasqually voyait clairement que le vieil Adam doit renaître nouvel Adam. Il laissait dans l'ombre que Christ est le nouvel Adam et que devenir nouvel Adam c'est devenir Christ.
En connexion, Saint-Martin commence à développer sa sophiologie, la sophiologie implicite chez Martines. (Böhme facilitera l'explicitation ; il ne produira aucune rupture.). La sagesse, qui agit dans l'homme et dans l'univers, est rapportée, associée au Christ. Par elle le Christ est la cause physique active et intelligente ; par elle tout homme est un autre Christ en germe, et peut, déposant, en quelque sorte, ce germe dans son sein, permettre au germe de croître et de devenir le nouvel homme.
Le scepticisme philosophique ne peut mener, en matière de religion, qu'à l'incroyance ou au fidéisme. Voyez l'Encyclopédie. (Mais les philosophes radicaux ne sont pas sceptiques, ils ont expérimenté une anti-gnose matérialiste et, sans réserve, flétrissent la religion).
Le dogmatisme religieux mène au rationalisme, quel que soit le sens qu'on donne au mot raison : rationalisme théologique, qui supporte la foi et prétend la défendre, même l'éclairer, mais sa prétention est vaine ; rationalisme des philosophes, nous y revenons.
La théosophie surmonte ces dilemmes. L'union à la sagesse découverte en soi, parèdre du Christ, personne des lois dont le Christ est l'agent, mène à la science divine et universelle de Dieu et du monde. C'est la théurgie interne qui ne méprise pas les agents intermédiaires, mais repose sur l'Agent intermédiaire par excellence, grâce à qui la communication directe avec Dieu est rétablie, puisqu'il est en cette communication et qu'en nous identifiant avec lui, ce que son
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caractère d'homme-Dieu autorise, nous y entrons à notre tour. Et la raison, on le verra, trouve à s'employer sans abus.
Le livre des Erreurs et de la vérité.
Le livre ne porte pas d'épigraphe, peut-être parce qu'il est le premier. En effet, Saint-Martin, dès le Tableau naturel, qui est deuxième, choisira régulièrement, pour chacun de ses ouvrages, une épigraphe tirée du précédent.
Pas de table, pas d'index. Nous avons relevé cette lacune, et que des lecteurs la déploraient. Aussi, dans la présente édition, l'avons-nous comblée.
L'ouvrage comprend une préface, sans titre, qui remplit sa fonction, et sept parties sans titres non plus.
Entre ces sept parties, est distribuée la matière très variée, très riche, annoncée dans le sous-titre et selon l'ordre des sujets qu'il énumère :
1.?L'origine du bien et du mal, l'homme.
2.?La nature matérielle.
3.?La nature immatérielle.
4.?La nature sacrée.
5.?La base des gouvernements, l'autorité des souverains, la justice civile et criminelle.
6.?Les sciences.
7.?Les langues et les arts.
Les chiffres des parties sont-ils symboliques ?
L'importance que Saint-Martin, à la suite de Martines, confère à l'arithmosophie, m'incite à le penser. Le nombre total des parties, sept, aggrave la tentation. Placer un livre, et un livre des Erreurs et de la vérité, sous le signe du nombre qui symbolise l'Esprit-Saint, cause des souffles et source des productions sensibles et intellectuelles de l'homme, puissance d'action divine pour la réconciliation de l'homme, qui symbolise la réconciliation même, voilà qui semble adéquat.
D'autre part, c'est des choses divines par excellence, et de l'être divin par excellence que traite la première partie ; de la matière que traite la deuxième ; de la base des corps, du principe immatériel et non pensant de la matière, que traite la troisième ; des choses naturelles les plus élevées et les plus proches de la cause active et intelligente, de la religion
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au premier chef, que traite la quatrième. Ces thèmes correspondent respectivement aux nombres 1, 2, 3, 4. De même, 6 régit les lois du monde temporel. Il s'applique donc aux sciences et si le nombre 7 convenait à l'ensemble du livre, c'est qu'il symbolise tous objets relevant des sciences et des arts, objets de la septième partie.
Le nombre de la cinquième partie embarrasse d'abord. Il convient à l'idolâtrie, à la putréfaction, au principe du mal. Il a déterminé combien de tribus d'Israël tomberaient en esclavage. Je vois la relation que Saint-Martin pourrait avoir décelé entre ce nombre dont relève la dégradation de l'homme, et la politique, y compris les institutions gouvernementales et judiciaires, qui exhibe les stigmates de notre misère. Il est vrai que le nombre huit, selon Saint-Martin lui-même, préside à cette politique, en relation immédiate avec la cause active et intelligente, laquelle est huitenaire dans son essence et dans sa perfection divine, comme elle est quaternaire dans sa manifestation universelle. Mais le livre n'a que sept parties. L'auteur aurait donc assigné à la partie politique, le nombre des erreurs, graves entre toutes, commises en un domaine où la vérité touche, entre toutes, au plus haut que l'homme ici-bas puisse parvenir. Ce dernier trait, qui nous indique le Christ en majesté, le Christ-Roi, explique peut-être pourquoi Saint-Martin était incapable et interdit d'aborder dans son livre la huitième page du livre de l'homme, et les deux dernières par conséquent ; incapable et interdit de dépasser sept parties. En scellant des Erreurs et de la vérité du nombre sept, nombre du livre fait de main d'homme, Saint-Martin respectait les limites où son dessein l'enfermait.
Les intertitres sont nombreux, sans doute pour secourir le lecteur (même si celui-ci s'y perd). Ce sont des titres courants, sans doute aussi parce que, vu leur grande quantité (deux cent soixante-quatorze au total), cette disposition gagnait de l'espace. Du même coup, elle épargnait de hacher le texte. Je ne crois pas qu'il faille attribuer à l'emploi des titres courants, sans autres, une signification plus profonde, semblable, par exemple, à celle qu'il prend chez Bergson où la continuité du texte et la difficulté (plus grande que chez
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Saint-Martin) de reconnaître les sections, traduisait le flux insécable de la conscience.
Il faut boucler la boucle.
De la philosophie à Dieu, ou les initiables remémorés du Christ, source de la gnose ; traité où, en dénonçant, chez les savants, le relativisme et l'indiscernement des esprits, on expose la méthode qui conduit à la certitude expérimentale sur l'émanation divine des anges et la révolte des démons, sur l'émanation divine, le péché originel et la chute d'Adam, sur le monde illusoire de la matière créée, sur les êtres corporels, sensibles et intellectuels, la distinction de leurs principes, leur double action innée et la cause supérieure qui la régit, sur la Sophia, sur le symbolisme, à réaliser par le ministère du nouvel homme, des institutions politiques, militaires, judiciaires et médicales, des sciences, des langues et des arts.
Traduction assez explicative et fort traîtresse. J'ai trahi pour l'amour de la cause. Mieux vaut choquer que lasser le lecteur. Si, après s'être souvenu, grâce au choc, quelles vérités voilées du catéchisme Saint-Martin ésotéricise sous un autre voile, il lui plaît de rappeler à sa mémoire les mots étranges qui manifestent l'occultation et les mots vulgaires qui la cachent, avec les notions par les uns et par les autres subsumées, le lecteur saisira que tout n'est pas affaire de vocabulaire. Mais de jouer sur les mots aide à les percer.

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