Louis-Claude de Saint-Martin, le Philosophe "missionné" II


Merci Maître…, merci d'avoir accepté cet entretien à bâton rompu. Esquissons, si vous le voulez bien, à traits épars diversement colorés et nuancés par vos biographes, certaines étapes de votre parcours terrestre, en ce siècle qui fut pour toute l'Europe celui des " Lumières ".
Arts, Architecture, Sciences, Littérature, Philosophie, Magie, surtout noire, Sorcellerie sont en pleine effervescence. On se passionne bien entendu pour les astres !


Quatre villes, Bordeaux Lyon, Paris et Strasbourg marqueront votre parcours ! " Contre Paris, centre encyclopédiste, Lyon ! " Lyon devint la capitale des activités ésotériques, un foyer mystique, certainement le plus actif de toute L'Europe. Vous vous y rendez à l'invitation de Jean-Jacques Du Roy d'Hauterive membre éminent de l'Ordre des Elus Coens, vous faîtes la connaissance de Jean Baptiste Willermoz, un érudit, d'un caractère peu facile, taciturne et compassé, certainement un des plus intéressants personnages de l'ésotérisme du siècle des Lumières que l'on consultait comme un oracle. Ils vous chargent d'enseigner aux élus Coens. Willermoz était en correspondance suivie avec les plus éclatantes autorités maçonniques de l'Occident. Votre lien avec cet initié passe par votre Maître Martinés de Pasqually que Willermoz avait rencontré en 1768 et qui fut totalement conquis par son enseignement. Il vous offre gîte et couvert, très spartiates. Vos relations, seront parfois… " nuageuses ", voir " orageuses " !


Vous serez tenu en curiosité un temps par les révélations d'un mystérieux " Agent Inconnu " qui fait remettre à Willermoz des cahiers qui prétendent transmettre la " doctrine de vérité ", la doctrine de Jésus Christ. L'Agent secret se révèlera n'être autre que Madame de Vallière, c'est-à-dire Marie-Louise Catherine de Monspey, chanoinesse de Miremont ! C'est à Lyon que vous écrivez votre premier ouvrage en 1775, sur un coin de table de cuisine : " Des erreurs et de la vérité, ou les Hommes rappelés aux principes de la science. "
Dans les salons de cette époque, qu'ils soient parisiens, lyonnais, ou d'ailleurs, on réorganise la Société. Vous aimez bien ces lieux parfois futiles et froufroutant parce qu'on y brille, ne vous en défendez pas, quand on est jeune et bien de sa personne on aime à se faire valoir, on a un auditoire attentif ; en vous écoutant, femmes jeunes et moins jeunes tout en décolleté frissonnent de désir! Quel ravissement éprouve ces belles dames à philosopher, elles interpellent penseurs, philosophes, elles les ont tous lus ! ! Diderot leur a expliqué: " Le philosophe, c'est celui dont la profession est de cultiver sa raison pour ajouter à celle des autres ".


C'est dans ces lieux privilégiés où les petits gâteaux sont si savoureux qu'on rencontre des êtres exquis autant que perfides ! N'êtes-vous pas de cet avis ?! Les salons les plus aristocratiques n'ont de cesse de vous accaparer ! Je vous rappellerais au hasard les noms de quelques unes de vos admiratrices, de vos conquêtes et protectrices : les marquises de Lusignan, de Coislin, de Chabanais, la Comtesse de Clermont-Tonnerre, la duchesse de Bourbon qui instruite par Bacon de la Chevalerie s'intégrera à la maçonnerie en 1770.


Parenthèses, vous lui devrez beaucoup ! Vous composez à son attention " Ecce Homo ", afin de la détourner d'une attention un peu trop marquée jugez-vous pour les Sciences occultes, le merveilleux. Vous ferez chez elle d'assez étranges et intéressantes rencontres ! Elle accueille dans son château de Petit-Bourg pèle mêle tout ce que Paris compte de mages, de prophètes, de voyantes en renom, de magnétiseurs, de somnambules, à tout ce monde se mêlent de nombreux indics bien entendu ! Malgré ses opinions très libérales la citoyenne sera emprisonnée sous la Terreur et bannie de France, exilée en Espagne, d'où elle ne reviendra qu'en 1796, ce que vous avouerez fut un moindre mal ! Aristocrate, garder sa tête pouvait relever du miracle. Vous rencontrez chez " la Bourbon ", la prophétesse Suzette ou Suzanne (selon), Courselle de Labrousse qui voyait, tout comme vous, dans la Révolution, la venue d'un Age d'or. Elle avait prédit cette Révolution 10 ans avant qu'elle n'éclate. Son disciple l'évêque constitutionnel Pierre Pontard parlait lui d'un événement messianique, d'une " Révolution rêvée ! " Vous vous liez également avec Gombault, ami de tous les illuminés que comptait la capitale, il était membre des " Illuminés d'Avignon.
N'auriez-vous eu dans les salons que des admiratrices ? Non ! Je citerai un admirateur inconditionnel… tenez, le Maréchal duc de Richelieu, il ne tarissait pas d'éloges sur vous auprès de Voltaire dont vous heurtiez les idées de front ! ! Le Maréchal Duc voulut même organiser une rencontre de réconciliation qui tourna court du fait du décès de l'irascible vieillard.


C'est à cette époque, 1776, que vous vous éprenez… par nécessité dirons des mauvaises langues, de la marquise de La Croix. Personnage étonnant, elle exorcisait, guérissait, voyante, elle entretenait de singulières et régulières relations avec les " esprits ", elle bénéficiait de leur part d'apparitions sensibles, elle conversait avec eux. Convenez-en, la marquise avait tout pour vous fasciner ! Vous êtes en difficultés pécuniaires, et bien… elle vous accueille elle vous entretient tout bonnement, vous vous installez chez elle rue du Pot-de-fer à Paris ! Des rumeurs circulent disant qu'elle vous maltraite… Vous vous brouillez, c'est un fait… suite à " un conflit doctrinal… " vous la quittez, disons qu'une substantielle rentrée d'argent vous y aide !! Je vois, vous ne tenez pas à ce qu'on s'appesantisse sur le sujet.


Votre cœur était pour les affections tendres il ne l'était point pour le mariage. Vous devez vous souvenir de ces années troublées par une grave crise agricole, … 1776, 1778. Vous voilà à Toulouse, vous y engagez par deux fois votre cœur au point d'envisager mariage ! Pour expliquer les ruptures vous argumentez que " l'homme qui reste libre n'a à résoudre que le problème de sa propre personne ; celui qui se marie a un double problème à résoudre. " Et vous avez cette conclusion, somme toute facile et dont ces jeunes personnes dépitées devront se contenter : " Je sens au fond de mon être une voix qui me dit que je suis d'un pays où il n'y a point de femme ", moi Maître j'entends des voix féminines qui s'écrient : " Que voilà bien les hommes ! " Des unions passagères semblent vous avoir suffi ! Vais-je trop loin en disant cela ? " Dans " Portrait historique " vous avouez, vous formulez ce jugement sur cette société très sensuelle où vous évoluez: " J'abhorre l'esprit du monde, et cependant j'aime le monde et la société. " Vous avez tout eu pour réussir dans ces salons mondains, un esprit fin et délicat, une conversation vive, pénétrante, pleine de saillies, des manières naturellement élégantes, tout cela vous ouvre bien des portes ! Votre regard d'une grande douceur " doublé d'une âme " murmurent ces dames, trouble, fait tressaillir les cœurs de cette belle aristocratie qui papillonne et soupire en vous contemplant! Leur compagnie " pressante " ne vous laisse pas indifférent ! Votre foi et votre … naïveté… naïveté de vos sentiments, enchantent; vous enseignez, les dames se pressent autour de vous ! Dans votre âge mûr quand vous aurez acquis sur la nature de la femme des lumières moins frivoles, plus profondes, vous les honorerez d'une autre manière… et vous n'hésiterez pas à écrire à une de vos inconditionnelles : " La femme m'a paru être meilleure que l'homme ; mais l'homme m'a paru plus vrai que la femme. " " L'homme est l'esprit de la femme et la femme est l'âme de l'homme. " Charmantes pirouettes Maître ! Un poète du XX s, Aragon a dit simplement que la femme était l'avenir de l'homme ! A qui adressiez-vous ces lignes, à la " citoyenne " B ? ... mais laquelle ?! C'est un clin d'œil ! … Vous êtes musicien, c'est une facette de votre personnage qui est peu connue ! Vous avez appris parallèlement à vos études à Pont-Levoy à jouer du violon avec un professeur, un nommé Quentin, il fera de vous un honnête amateur, vous charmerez là encore ! Vous êtes " le seul théosophe du XVIIIè siècle qui s'appliqua à des questions musicales ". Pour vous " la musique se prête à merveille pour peindre l'état du monde depuis son principe d'harmonie originel jusqu'à son état actuel de désordre et de dissonance ", n'est-elle pas dîtes vous encore : " la langue première et universelle dont l'homme a perdu l'usage " C'est curieux que vous ne fassiez à aucun moment référence à Jean Philippe Rameau que vous ne pouviez ignorer… Rappelez-vous, sa querelle avec Rousseau, voyons ! La Musique possède pour vous " cette vertu essentielle de permettre à l'homme de briser les barrières temporelles qui l'environnent, pour que les vertus d'en haut puissent le pénétrer ".Votre violon a été retrouvé dans un petit appartement que vous occupiez rue Saint Florentin à Paris.


Dans cette ville qui vous a accueilli si bien malgré vos réticences, il y a des langues qui vous taxeront de " théosophe de salon ! " Il n'empêche que votre nom est sur toutes les lèvres ne leur en déplaise !
Partout en Europe à l'exemple de Lyon, prolifèrent, s'épanouissent sanctuaires mystiques, sectes, églises avec leurs grands prêtres, leurs cultes séparés, les adeptes et les gogos, y a-t-il une telle différence, y fourmillent, en quête de merveilleux. De mystérieux personnages comme le comte de Saint Germain intriguent l'Europe.
Parmi les Ecoles célèbres qui voient le jour citons bien entendu celles de Lyon, fondée et gouvernée par le " comte Phœnix " alias Cagliostro, " le divin Cagliostro " ; celle d'Avignon, plus tard transportée à Zurich, et " suspendue " aux lèvres éloquentes d'un illuminé : Lavater qui professe la rotation des âmes et le retour de saint Jean , de Copenhague qui ne jure que par Swedenborg, de Strasbourg " nourrie " aux écrits de Jacob Boehm , n'oublions pas celle de Bordeaux attentive aux oracles de Martinés de Pasqually dont vous fûtes l'adepte, l'ami et le secrétaire bénévole après le départ du " désordonné " futur abbé Fournier, à qui il faut reconnaître une médiumnité exceptionnelle, que vous soupçonniez en fait d'être assez proche des idées de Madame Guyon, la protégée de Fénelon. Après le décès de Martinés de Pasqually, en 1774, Fournié sera gratifié de visions constantes du Maître pendant plusieurs années. Et puis pour en terminer avec ces " Ecoles ", celle des Philalèthes dont les adeptes cherchaient leur voie aussi bien chez Martinez que chez Swedenborg proches l'un de l'autre, n'en déplaise peut-être à certains qui m'ont fustigé pour avoir osé le soutenir.


Je voudrais, Maître qu'on revienne un instant sur ce Cagliostro " père adoré, maître respecté " que vous détestiez, je ne pense pas me tromper en avançant cela! Il avait fondé à Lyon une loge maçonnique s'inspirant des anciens rites égyptiens. A cette époque on ne jurait que par la mystérieuse Egypte pharaonique comme aujourd'hui on ne jure que par le Tibet ! Cagliostro pensait que les trois premiers grades de la Maçonnerie bleue ne permettaient que d'accéder à la méthode et à la voie ésotérique, que seuls les hauts grades d'une Maçonnerie supérieure permettaient d'ouvrir l'initié aux Grands Mystères de l'antiquité, et d'obtenir des pouvoirs supra normaux. Il était entouré au cours de cérémonies grandioses de très jeunes prêtresses, les " colombes " vêtues de blanc, qu'il exaltait jusqu'à l'extase pour leur faire rendre des oracles. Il usait aussi de miroirs magiques pour lire l'avenir et évoquer les morts. Au grade de Maître notamment il communiquait au récipiendaire la puissance de faire intervenir les esprits, il lui redonnait la puissance qu'il avait avant la chute du premier homme. Voilà qui n'est pas sans faire penser aux pratiques théurgiques de Jean Baptiste Willermoz et de Martinés de Pasqually… Pourquoi est-ce que j'insiste ainsi sur ce mystérieux Cagliostro? Tout simplement parce que j'ai mis la main sur un témoignage de choix qui décrit les phénomènes surnaturels qui se passaient au cours de ces cérémonies. Vous vous doutez du nom de ce témoin ? : Marquis… Marquis Louis Claude de Saint-Martin ! Vous êtes alors paré du titre de Marquis… vous les avez tous portés ! Vous retracez dans une correspondance avec Kirchberger " la cérémonie merveilleuse qui se déroula à la consécration de la loge et qui dura trois jours, les prières cinquante quatre heures. " … " Tandis que les vingt membres assemblés priaient l'Eternel de manifester son approbation par un signe visible, et comme Cagliostro se trouvait au milieu de ses disciples, le Réparateur, parut et bénit les membres de l'assemblée. Il était descendu devant un nuage bleu qui servait de véhicule à cette apparition; peu à peu il s'éleva encore sur ce nuage qui, du moment de son abaissement, du ciel sur la terre, avait acquis splendeur si éblouissante, qu'une jeune fille, présente, n'en pu supporter l'éclat. Les deux grands prophètes et le législateur d'Israël leur donnèrent aussi des signes d'approbation et de bonté. " C'est curieux cette antipathie que vous éprouvez pour le " Grand Copte "… car il vous fascine.


Des correspondances attestent que vous êtes fort au courant de certaines pratiques qui autrefois menaient droit au bûcher… Je ne résiste pas à extraire ce passage d'une longue instruction que vous adressez le 5 mai 1771 à un maître maçon postulant pour les Elus Coens : " Ex conjuration du midi pour les équinoxes, " qui commence ainsi : " Je te conjure Satan, Belzébuth, Baran, Léviathan, à vous tous, êtres formidables, êtres d'iniquités, de confusion et d'abomination, à vous tous, alerte, terreur et frémissement, prompts à ma voix et commandement, à vous tous Grands et Puissants Démons des quatre régions démoniaques "… etc. ! Je dois vous avouer que cette invocation n'est pas sans me perturber, m'inquiètent sur certains aspects de votre personnalité ! Je sais que vous étiez à l'époque de cette correspondance sous l'emprise de Martinés de Pasqually ! Vous connaissez la clé ancienne du tarot, c'est à dire le mystère des alphabets sacrés et des hiéroglyphes, hiératiques. Vous avez laissé plusieurs pentacles, l'un d'eux est la clé traditionnelle du " grand œuvre " que vous nommez " la clef de l'enfer ". Vous pratiquez, vous invoquez et tout ceci, je trouve ça merveilleux, (!) à une époque, où un malheureux prêtre, dans le but de découvrir des trésors, l'abbé Rouzic, est condamné à 20 ans de galère pour s'être livré à des pratiques de magie ! Vous écrirez plus tard à votre ami et confident Morat : " Je ne vous cacherai point que, dans l'école où j'ai passé, il y a plus de vingt cinq ans, les communications de tout genre étaient nombreuses et fréquentes, que j'ai eu ma part comme tous les autres, et que, dans cette part, les signes indicatifs du Réparateur étaient compris " Voilà un témoignage !


Il est une période de votre vie qui est pour moi assez énigmatique, et qu'il faut que nous abordions… c'est celle de la Révolution. Vous l'avez traversée sans dommage, à Dieu merci ! Durant cette période les " ci-devant " étaient particulièrement désignés à la vindicte populaire et comme tous les nobles vous portiez le poids de l'ancien Régime ! Vos revenus fondent comme neige au soleil au milieu de ce marasme, mais au delà de ces difficultés du quotidien avez-vous pensé au moins une fois un instant à votre tête, et pour la sauver, à émigrer comme vous en exhortait madame de Rosenberg qui se proposait de vous emmener à Venise ! En place de songer à passer la frontière, inconscient, vous vous promenez tranquille dans les rues de la capitale livrées aux hordes sanguinaires ! Vous dîtes regretter les abus commis par la noblesse et l'Eglise, vous ajoutez : " Cet ordre social a mérité d'être renversé par la justice divine, une ère nouvelle va commencer où l'homme ramené à son point de départ ne connaîtra plus d'autre puissance que celle de Dieu. " " Il est peut-être nécessaire qu'il y ait des victimes d'expiation pour consolider l'édifice. "


La Révolution telle que vous la concevez vous apparaît irréversible, " elle lave l'esprit humain " ; elle est tantôt comme un sermon les plus expressifs qui ait été prêché dans le monde, tantôt comme une " image abrégée " du Jugement dernier, comme un moment essentiel de l'évolution du genre humain. Le bouleversement dont vous êtes témoin a pour vous un sens hautement mystique. C'est à vous que Joseph de Maistre empruntera l'idée que la Révolution est un fait surnaturel, un miracle effrayant destiné tout à la fois à régénérer le monde et à l'instruire. Vous écrivez : " Je crois voir la Providence se manifester à tous les pas que fait notre étonnante révolution. "… La Providence… c'est curieux quand même que vous n'y ayez pas vu sa " main " à Valmy ! Quelle étrange victoire !! Vous êtes confiant dans l'avènement d'une ère grandiose. Vous êtes à espérer que Dieu arrêtera les obstacles que les ennemis ne manqueront pas de semer dans cette grande carrière qui va s'ouvrir et d'où peut dépendre le bonheur des générations. Avez-vous imaginé, une fois, dans les paniers de la guillotine des têtes qui vous ont aimé ?... Pensez-vous vraiment que la Providence avait besoin d'être servie par un Maillard et sa bande assoiffée de sang, brandissant au bout de leurs piques des têtes, le sexe de la Princesse de Lamballe…

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